
Fut un temps où l’existence d’un monde commun n’était pas une pensée saugrenue.
Un monde donné par les métiers, les traditions, les paysages, la présence animale évidente, non par le démon du lucre dévorant chaque fragment de réalité, jusqu’à faire imploser les êtres.
Loin de cette logique féroce devenue la substance de nos interactions, il y a par exemple Mathurin Méheut, peintre né à Lamballe en 1882, formé notamment à l’Ecole nationale des arts décoratifs, bénéficiaire d’une bourse créée par Albert Kahn lui ayant offert l’opportunité de voyager au Japon et à Hawaï, avant de participer comme soldat à la Première Guerre mondiale (il est sur le front en Artois, en Argonne, dans la Marne), puis d’être nommé professeur à l’école Boulle.

Il exposera à San Francisco, travaillera aux décors de paquebots pour la compagnie des Messageries maritimes, collaborera avec la manufacture Henriot, la Manufacture de Sèvres, la manufacture des Gobelins, recevant de multiples commandes, et mourant deux ans après avoir été reçu à l’Académie de marine en 1956.
Dans un livre intitulé A main levée (publication conjointe du Musée Mathurin Méheut et des Editions de Juillet), il est possible, avant de se rendre à Lamballe, d’admirer le talent du peintre breton, s’intéressant aux scènes les plus quotidiennes avec beaucoup de vivacité dans l’utilisation du crayon et une économie de moyen remarquable.
Sont dessinés des femmes à l’aviron, l’emballage des fraises, une scène de bar à Brest, un éléphant devant une roulotte, la foire aux chevaux de Folgoët, des Bigoudènes à la sardinerie, le chargement du thon, un pêcheur de crevettes, des marins sur un parapet…

Nous ne sommes pas qu’en Bretagne (dans le Léon, à Douarnenez, à Locronan, à Rumengol, à Gourin), mais aussi à Saint-Jean-de-Luz, à Cassis, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, dans les Landes, à Marseille, à Arras, à Saint-Quentin, à Biarritz, à Dax.
Les techniques utilisées – les œuvres sont sur papier – sont le crayon gras noir et le crayon de couleur, la mine de plomb, la gouache, la pierre noire, l’encre noire, le lavis.
Quelques traits, des touches de couleur, la beauté du vide (surtout pas de remplissage), et le tour est joué.
La vie est célébrée en ses multiples gestes et activités, ses rites et ses nécessités laborieuses.

« Où qu’il soit, souligne Mylène Allano dans son texte introductif, Méheut dessine. Toute sa vie, inlassablement. Et ce qu’il montre dans ses « croquetons » comme il les nomme, c’est la vie dans toute sa simplicité. Rien d’exceptionnel dans ses sujets. Jusque dans l’enfer de la guerre, Méheut trouve son inspiration dans le quotidien, le petit, le banal, l’anecdotique. »
Aucune grandiloquence donc, mais une œuvre traversant le temps dans toute l’autonomie de sa présence, prenant en outre aujourd’hui la valeur d’une archive ethnographique sur des métiers et pratiques ayant beaucoup changé ou disparu.
Méheut, c’est un regard aiguisé, rapide, précis.
La mélancolie ? Pas le temps, la vie passe vite, il faut saisir son flux, et préférer le doux humour à la délectation morose.

Les croquis de guerre sont la part la plus douloureuse de son work in progress dessiné, la vie étant observée jusque dans l’atroce.
Dans les tranchées, les poilus ont le dos courbé, il va bientôt falloir monter à l’attaque.
Nous sommes en 1915, ne surtout pas mourir, il reste encore quarante-trois ans de scènes à dessiner.
Mathurin Méheut, A main levée, texte de Mylène Allano, Les Editions de Juillet / Musée Mathurin Méheut, 2020, 146 pages
