
« Il ne faut pas faire la révolution pour donner le pouvoir à une classe, mais pour donner une chance à la vie. » (D. H. Lawrence)
Depuis trente ans, Bernard Noël et Michel Surya échangent par mails leurs réflexions sur les désastres du temps, la bascule vertigineuse de notre pays dans le démonde, et la disparition, ou non, du mot révolution.
Sur le peu de révolution – hommage involontaire au poète et penseur de l’Externet et de l’individualisme révolutionnaire, Alain Jouffroy -, fruit de leurs discussions numériques, est aujourd’hui édité en une belle couverture jaune gloire, chez La Nerthe.
N’y a-t-il de véritable politique que révolutionnaire ?
La notion de révolution ne s’est-elle pas perdue dans la logique politique, quand la Commune nous a montré que l’abolissement de l’Etat pouvait naturellement venir des forces populaires informées et rassemblées dans un objectif commun de justice sociale et d’égalité ?
Ne sommes-nous pas aujourd’hui contraints, alors que progressent de façon systémique les ravages, notamment écologiques, de nous transmettre le feu, à quelques-uns, quelques-unes, afin de ne pas désespérer totalement, non pas Billancourt, mais le sens même de notre existence terrestre ?
Comment penser la gauche marxiste et post-marxiste ?
Jusqu’où aller dans la violence pour renverser l’ordre bourgeois ?
Le bonheur est-il pensable en-dehors de celui de l’autre ?
La littérature est-elle le nom d’un régime de vérité (reprendre sur une vaste échelle le débat Tiquun/Ligne de risques/Lignes) obsolète ?
Les noms de de Blanqui et de Gramsci unissent les deux écrivains, dont la mémoire n’est pas de rage, mais de fraternités essentielles envers les penseurs du rêve communiste.
Désignant d’abord la domination comme disparition du politique, Michel Surya s’aperçoit avec Bernard Noël, dont le travail sur la Commune et l’organisation autonome du peuple est fondamental (lire son Dictionnaire de la Commune, 1971), que cette notion est aussi peut-être le piège tendu par le capitalisme totalitaire pour maintenir l’illusion d’un autre, d’une opposition, quand le pas de côté ayant lieu dans l’espace littéraire avec les amoralistes (Blanchot, Bataille) produit le plus puissant tremblement de sens qui soit.
La revue Lignes aurait pu plusieurs fois mourir, vit toujours, mais, s’écrie son directeur : « A la fin, pourquoi m’échoit-il, moi qui hais le système marchand, de devoir me mettre à faire de la marchandise, à penser « marchandise ». Nous haïssons le système entrepreneurial et ce système fait MÊME de nous des entrepreneurs [en devant devenir éditeur indépendant, après les éditions Léo Scheer]. Il nous bouffera jusqu’à l’os. Faut-il que je m’administre à moi-même la preuve de mon inaptitude à occuper une place dans un système que je combats de toutes mes forces ? Belle revanche de ce système. Suprême délicatesse et ironie du rapport de force tel qu’il existe aujourd’hui. »
Nous en sommes à nous retirer progressivement, « un peu plus chaque jour », de l’infernale réalité (se confondant avec la dépossession et la division), par exemple de Paris comme capitale du fric, pour tenter de retrouver quelque chose de l’ordre de l’indemne, de la gratuité, du desserrement de l’étau.
Bernard Noël, comme nous tous qui comprenons la détresse de l’absence de détresse d’une époque asphyxiée, se désespère parfois : « L’impression d’assister à une fin qui n’est pas personnelle et de faire partie d’une société criminelle, où nos aspirations politiques ne sont qu’illusions car c’est toujours l’adversaire « bourgeois » qui l’a emporté à la fin, même quand il cédait des « acquis sociaux ». »
Avec Jacques-Henri Michot (ABC de la barbarie, Comme un fracas), mais aussi la jeune garde des astres errants autour de John Jefferson Selve (Possession Immédiate), Bernard Noël et Michel Surya pensent encore la possibilité d’un Sens historial parmi la déroute du sens historique, de crises en crises, vers la Révolution reportée, demain, après-demain, mais à l’œuvre dès que deux corps entrechoquent leur liberté dans un moment d’amour échappant au social mortifère (lire Mathieu Riboulet).
Dans son Introduction au discours sur le peu réalité, texte écrit de fin 1924 à janvier 1925, à la suite du Manifeste sur le surréalisme, André Breton écrit : « Nous aimer, ne resterait-il que quelques jours, nous aimer parce que nous sommes seuls à la suite de ce fameux tremblement de terre, et qu’on ne parviendra jamais à nous dégager en raison du trop grand amoncellement de décombres, il ne reste que cette ressource : nous aimer. Je n’ai point imaginé de ma vie de plus belle fin. Là nous n’aurions plus, dites, à faire la part des choses. Quelques mètres carrés nous suffiraient, — oh! je sais que vous ne serez pas de mon avis, mais si vous m’aimiez ! Et puis c’est un peu ce qui nous arrive. Paris s’est écroulé hier; nous sommes très bas, très bas, où nous n’avons guère de place. Il n’y a ni pain ni eau, vous qui aviez peur de la prison ! Avant peu ce sera fini : oui, l’on voudrait bien avoir une arme pour s’en servir le troisième, le quatrième jour, mais voilà! Pourtant, songez-y, qu’est-ce qu’une union du genre de la nôtre ne réalise pas? Vous êtes à moi pour la première fois peut-être. Vous ne vous éloignerez plus; vous n’aurez plus à prendre votre parti de me manquer quelques heures, une seconde. Inutile, c’est fermé de tous côté, je vous assure.
Et nous aimer tant qu’il se pourra, parce que voyez-vous, moi qui ai accepté l’augure de ce formidable écroulement, j’ai cessé un peu de le souhaiter la première fois que je vous ai vue. Tenez, voici notre avant-dernière veilleuse qui baisse; nous n’allumerons l’autre que lorsqu’il se fera tout à fait tard dans notre vie. Ce sera mieux, croyez-moi. Mais viens plus près, encore plus près. C’est toi? L’avons-nous assez désirée, rappelle-toi, cette ignorance du reste ! Tu ne voulais plus danser, tu voulais que le temps que tu étais retenue loin de moi je le passasse à t’écrire, est-il vrai? Maintenant nous sommes livrés pour l’éternité à nous-mêmes. Il commence à faire nuit. Quoi, vous pleurez? Je crains que vous ne m’aimiez pas. »
Bernard Noël / Michel Surya, Sur le peu de révolution, La Nerthe, 2020, 74 pages
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