My chief happiness manager est un salaud, par la revue Lignes, n°62

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Le dernier numéro de la revue Lignes (62), consacré aux « mots du pouvoir et au pouvoir des mots », est excellent, qui offre à ses contributeurs la participation à un dictionnaire critique permettant, à la façon de Victor Klemperer, ou de Eric Hazan, de faire un état des lieux des maux langagiers pourrissant notre pensée, nos actes, notre rapport au monde, ou, au contraire, l’exaltant.

Léa Bismuth s’alarme de la vulgate insupportable des « appels à projet » : « Que pourrait être une fécondité créatrice dans un tel contexte ? Nulle et non avenue. La fécondité de l’œuvre – la mise en mouvement essentielle à son développement, le chemin inqualifiable de son processus d’élaboration, l’émancipation et la part de secret irréductibles qu’elle requiert – est tout simplement incompatible avec cette logique. La large vie de l’art, son élargissement poétique et existentiel en tant qu’il est toujours à la fois intime et politique, n’appartient pas au domaine du projet, mais toujours à celui du trajet, c’est-à-dire à l’infinie puissance du présent et de son expérience. »

Jacob Rogozinski l’artaudien questionne l’ambivalence du mot « bienveillance » lorsque les autorités s’en emparent, condescendantes et pédagogues d’abord (on lira chez Verdier comment Barbara Stiegler fait de l’obsession pédagogique l’arme néolibérale majeure ), répressives ensuite : « A vrai dire, ce n’est ni la relation pédagogique ni la relation de soin qui ont servi de matrice à l’idéologie macronienne de la bienveillance, c’est le management. Dans la rhétorique managériale importée des USA, la bienveillance des cadres envers leurs subordonnés est censée « maximiser la performance » de l’entreprise. C’est la tâche des happiness officers (sic) d’améliorer « la qualité de vie au travail » en proposant par exemple aux cadres guettés par le burn-out des séances de yoga ou de full consciousness meditation. »

Olivier Cheval est plus explicite encore – à propos d’un « croche-pied » : « La violence policière dans la répression des mouvements n’est pas une suite d’incidents isolés : elle est la logique de l’auto-préservation de l’Etat au moment où il brade tous ses secteurs d’activité. Ce qui se donne à voir, dans cette vidéo, ce n’est pas un croche-pied avec l’éthique, c’est la mutilation de l’Etat de droit qui va de pair avec le démembrement de l’Etat-providence. »

A la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (article « communautés »), l’enjeu est aujourd’hui de parvenir à imaginer, peut-être sur le modèle glissantien de la créolisation du monde, un devenir positif à la « communauté négative » soudée temporairement dans la lutte : « Quant à nous, après des années de vie et de lutte dans ce bocage, nous persistons à penser que sont ici réunies les conditions d’une expérience inédite de communisation. »

Cécile Canut évoque la résistance discrète des communautés tziganes de Bulgarie (mot « espérance ») : « Le ghetto, pourtant, déborde de vie. De vies, plutôt. De vies désargentées, sans apparat, c’est l’évidence, sans considération non plus. Mais l’existence s’y déroule avec l’intensité de celle que mènent les réprouvés. Dont ceux du dehors ne connaissent rien ni ne veulent rien savoir. Ils s’en effraient. »

Susanna Lindberg s’interroge sur la notion d’extinction, « mot du pouvoir ? Ou au contraire un mort de perte de pouvoir, d’impuissance devant l’inéluctable ? » : « Le taux d’extinction global est des dizaines, voire des centaines de fois plus rapide qu’en moyenne pendant les 10 millions d’années passées. (…) L’extinction nomme la perte de puissances ignées de la vie, de la voix, de l’espoir. Reste à trouver le pouvoir de ce mot d’impouvoir. »

John Jefferson Selve aimerait savoir ce que devrait accomplir une véritable pensée de gauche : « La vie sous algorithme a permis l’essor de cette pensée cognitive où l’on ignore tout de l’âme humaine et de ses gouffres. »

Jean-Philippe Milet (mot « haine ») : « Je revendique – pour moi, pour d’autres – le droit à juger odieux le pouvoir, son exercice, ceux, celles qui en portent la responsabilité, leur rhétorique, leur style, leur ton, sans risquer d’être traîné devant les tribunaux. Et à trouver les mots et le ton propres à communiquer la haine que le pouvoir m’inspire. »

Yves Dupeux a les yeux décillés (« Justice du pouvoir / pouvoir de la Justice ») : « La réforme des retraites actuelle permet a posteriori de comprendre la « loi travail » de 2016 et le contexte du Pouvoir capitaliste mondial dans lequel elle s’inscrit. La casse du Code du travail n’était en effet qu’un moyen pour faire du travail l’unique sens possible de la vie, sans extérieur, comme le laisse supposer la réforme de l’assurance chômage de 2019 qui tend à supprimer le chômage en supprimant les chômeurs, et sans fin, comme le laisse aujourd’hui supposer la réforme des retraites. »

Plinio Prado (« Non-Mot ») s’insurge sur le formatage/décervelage de l’être du langage réduit aux stéréotypes de la communication : « Car jamais l’hégémonie de ce rapport instrumental, informationnel et utilitariste aux mots (asservis à un pouvoir de calcul et de maîtrise) n’est allée aussi loin, en extension et en pénétration dans les esprits. Elle semble pénétrer jusque dans le secret des intimités, là où chacun abrite un reste muet, un quelque chose qui, en soi, insiste et excède le soi – qui peut le faire délirer ou souffrir, mais aussi penser, aimer, écrire. »

Gaëlle Obliégly (« Nous, pronom ») : « Dans le roman de Evgueny Zamiatine, Nous autres, nous est le pronom du Parti, de l’Etat, de l’Autorité. L’écriture de ce roman russe des années 1920 précède la dictature stalinienne. L’auteur l’entrevoit dès les folles années bolcheviques, au début de l’Union soviétique. Je y fut un tabou et nous une obligation. Le narrateur de Nous autres prend le risque de dire avec un je l’oppression collective, la planification, l’institution. Dans la société qu’il décrit on a appris que « nous » vient de Dieu « moi » du diable. »

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Ubu Imperator, 1923, Max Ernst

Alain Jugnon relit Sous le volcan (« La fausse Parole ») : « Malcom Lowry est l’inventeur de la seule langue véridique que la littérature savait , dans les années de guerre, jeter contre la fausse parole, c’étaient un romancier et un roman pour stopper net le nihilisme, la gloriole des fascistes et la morgue des puissances du faux : Under the Volcano est le roman théâtral et critique des contempteurs tragiques de la fausse parole et de la guerre « sainte » qu’elle mène partout contre les femmes et les hommes de bonne volonté critique et de belle énergie révolutionnaire et littéraire. »

Gérard Bras écrit « Peuple(s) » : « Pour retrouver la puissance émancipatrice du nom de peuple, il faut lui conférer sa puissance affirmative et d’abord en faire le nom d’une question : celle qui est posée depuis les révolutions, américaine et française, de la possibilité d’une liberté de la puissance collective et non de la concurrence interindividuelle. Celle aussi de la résistance à l’oppression qui, dans les « Nous sommes le peuple », s’est fait entendre de Leipzig au Caire, en passant par Alep, Tunis, Santiago ou Hong Kong. Puissance destituante des soulèvements plébéiens. Puissance insurgeante de l’agir en commun : « Le peuple est moins l’ensemble qui préexiste aux actions que celui qui naît de ces actions. » »

Serge Marcel, démonologue, cite Rousseau : « La possession dépossède. »

Jean-Loup Amselle, à propos de la « restitution » d’objets d’art/de culte aux peuples spoliés : « Qu’il s’agisse de l’intervention militaire française ou du franc CFA, ce que demandent des fractions croissantes de la population de cette région d’Afrique, c’est une authentique restitution de souveraineté qui ne se réduirait pas à la restitution gadget d’objets d’« art premier » et qui déboucherait sur l’existence de pays véritablement indépendants à la fois sur le plan politique et économique. »

Mehdi Belhaj Kacem répond à Emmanuel Macron (« ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien ») : « Que seraient les mathématiques modernes sans le rien, que serait la poésie moderne si elle ne s’acharnait à dire le rien ? Le Rien, c’est l’esprit lui-même, la pensée comme telle depuis au moins deux siècles. »

Bernard Noël : « Si la Révolution est en train de devenir une nécessité vitale, s’agit-il encore de la Révolution ? »

Mais il y a aussi des articles concernant la notion d’« apparat » (Marc Nichanian), le « collectif » (Xénophon Tenezakis), les CV « de nos vies courues d’avance » (Jacques Brou), le « disparêtre » (Alain Hobé), le « disruptif » (David Amar), la « division » (Eric Clément, lacanien), « espérance de vie » et totalitarisme de la statistique (André Hirt), l’antienne de « l’excellence » (Jean-Christophe Bailly), la « garde à vue et l’état d’urgence (Christiane Vollaire), la langue des Gorgibus par Christian Prigent, l’italique poétique contre l’Etat (Francis Cohen), le « Brexit » (Martin Crowley), « institution » (George Didi-Huberman), « livre » (Didier Pinaud, relisant par exemple, ce qui m’a réjoui, le Manifeste sensualiste de R.C. Vaudey, L’Infini – Gallimard, 2002), « le gros Mot » (René Schérer), « pouvoir « (Philippe Blanchon), « Pamela [Anderson] m’a radicalisée » (Mathilde Girard), « philosophe » (Alphonse Clarou), « entreprendre » (Michel Surya, contre la gloriole de la petite entreprise), « prendre le pouvoir » (Guillaume Wagner), « révolution » (Sophie Wahnich), « rue » (Jérôme Lèbre), « valse des sémantiques institutionnelles » (Henri-Pierre Jeudy), « service public » (Pierre-Damien Huyghe), « violences policières » (Sidi-Mohamed Barkat), « extatiquement vôtre » (Philippe Cado).

En fin de numéro, un dossier revient sur le cas « Blanchot », penseur admirable, et homme compromis (lire L’Autre Blanchot, L’écriture de jour, l’écriture de nuit, de Michel Surya, Gallimard, 2015), notamment pour sa participation – jusqu’au bout, en août 1944 – aux huit feuilles collaborationnistes, et même nationales-socialistes, le Journal des débats politiques et littéraires (173 « chroniques » auront été données à ce lieu infâme).

Deux lettres de Jean-Luc Nancy envoyées au directeur de la revue Lignes font le point – Philippe Lacoue-Labarthe in memoriam -, concernant un auteur admiré (Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Roger Laporte) mais pourtant menteur, non pas littérairement bien sûr, mais historiquement (lettre du 5 juillet 1944 à Jean Paulhan comme document essentiel), ayant réinventé « l’instant de sa mort » pour faire accroire la thèse du Résistant sacrifié, et sauvé par miracle.

« Nous n’avons toujours pas pris la mesure entière de ce qui a affecté l’Europe des années 30 et 40. »

Maurice Blanchot ? Non, Jean-Luc Nancy, écrivant également à propos de la Communauté inavouable : « Ce « communisme », il le soumettait aussitôt à la condition de n’être ni communautaire ni en général commun. C’est là peut-être, dans le « commun », dans une répulsion pour le commun que se niche l’impulsion profonde. La fragilité (peut-être la seule…) de la pensée de Blanchot se trouve dans ce rejet du commun, du vulgaire et donc de ce qui justement ne se donne que de façon commune, banale, s’effaçant en se donnant – non toutefois pour se transfigurer (comme la femme-Christ de La Communauté désœuvrée) mais simplement pour s’avouer dans sa pauvreté voire dans son indigence commune. »

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Revue Lignes, « Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots, suivi de L’autre Blanchot (suite et fin), par Michel Surya et Jean-Luc Nancy », mai 2020, numéro 62, 256 pages – contributions de Michel Surya, Marc Nichanian, Léa Bismuth, Jacob Rogozinski, Xénophon Tenezakis, ZAD, Eté 2019, Olivier Cheval, Jacques Brou, Alain Hobé, David Amar, Eric Clemens, Cécile Canut, André Hirt, Jean-Christophe Bailly, Susanna Lindberg, John Jefferson Selve, Christiane Vollaire, Christian Prigent, Jean-Philippe Milet, Francis Cohen, Martin Crowley, Georges Didi-Huberman, Yves Dupeux, Didier Pinaud, René Schérer, Philippe Blanchon, Plinio Prado, Gaëlle Obliégly, Mathilde Girard, Alain Jugnon, Gérard Bras, Alphonse Clarou, Serge Margel, Michel Surya, Guillaume Wagner, Jean-Loup Amselle, Sophie Wahnich, Mehdi Belhaj Kacem, Jérôme Lèbre, Henri-Pierre Jeudy, Pierre-Damien Huyghe, Sidi-Mohamed Barkat, Philippe Cado, Bernard Noël, Jean-Luc Nancy

Revue Lignes – Editions Lignes

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