© Anne Immelé
Entre mai 2019 et avril 2020, à l’occasion d’une vaste opération de rénovation urbaine, la photographe Anne Immelé a arpenté, pensé, médité le quartier de Mulhouse appelé Le Nouveau Drouot, rencontrant des habitants, écoutant leurs paroles, et composant Oublie Oublie, livre publié chez Médiapop Editions.
Créé entre 1956 et 1960 pour y loger des familles ouvrières ou sans ressource, le Nouveau Drouot est un ensemble d’immeubles de quatre ou cinq étages promis aujourd’hui à l’effacement.
© Anne Immelé
Lieu d’accueil, de protection, et de relégation, ce quartier populaire craint de perdre sa mémoire.
Un jeune de 13 ans témoigne : « Ici c’est exceptionnel, on est ensemble depuis petit. On ne veut pas être oublié. Si on détruit le quartier, on ne veut pas que Drouot les oubliettes soit oublié. »
Les habitants sont relogés, on leur a promis plus de confort, de salubrité, de modernité. De toute façon, il n’y avait pas le choix : trop de conflits de voisinage, notamment dus à la très mauvaise insonorisation du bâti, trop de vétusté, trop de misère, trop de squats crasseux, trop de délinquance et de déliquescence, trop d’économie parallèle.
© Anne Immelé
Il fallait intervenir, montrer comme les pouvoirs publics sont humainement conscients de la spirale infernale créée par la précarité et le sentiment d’abandon, il fallait détruire.
Le temps est suspendu, il y a déjà une atmosphère de ruine ou de guerre, la vie continue, ailleurs, autrement, et encore un peu ici, dans la déglingue et l’obstination.
Anne Immelé entre dans des appartements vides, se heurte à des portes murées, tout est allé vite dans le délitement et la fuite organisée.
Son ouvrage n’est pas un mausolée, mais un témoignage de grande sensibilité sur un quartier en sursis, générateur d’exclusion et de solidarités, de comportements erratiques et de persistance de dignité.
© Anne Immelé
Que peut-il rester à qui n’a même plus la preuve de sa ghettoïsation ?
Les barres n’avaient certes rien de joyeux, mais elles étaient là, solides, plantées fièrement en U dans le paysage.
Anne Immelé photographie en nuance de gris béton habitants et lieux, murs défoncés et regards mélancoliques, sweats à capuche et tapis séchant aux balcons, casquettes et vitres brisées, joggings et traces de véhicules brûlés, canapé d’extérieur et braséro, arbres étiques et garages saccagés.
Jean-Pierre Schellinger, habitant du quartier et représentant du conseil participatif, se souvient : « Ce qui caractérisait le Nouveau Drouot était sa vitalité, sa jeunesse et son modernisme par rapport au Vieux Drouot. Certes c’était une cité-dortoir, mais la solidarité était forte. Venir du Nouveau Drouot signifiait venir d’un territoire marqué avec ses codes et son honneur. »
Avec le temps, Drouot la vive est devenue Drouot l’oubliée, et le vivre ensemble s’est amoindri.
© Anne Immelé
Avec le temps, Drouot sera mythifiée ou honnie.
Mais l’essentiel est invisible, Anne Immelé le sait, la volonté de représentation se confrontant à l’impossible, au dépôt d’histoires, d’impressions, de sensations en chacun, aux regards échangés ou déviés pendant des années, aux nuits de réveil bruissant de rumeurs.
Des tags, des frères complices et fratricides, des trafics, des secrets, des fanfaronnades, et de l’énergie positive malgré les inquiétudes.
Malika Miliani, une habitante : « On n’a jamais eu de problèmes, les voisins qui sont partis pour être relogés sont tous venus nous dire au revoir. Récemment au début du confinement, avec ma sœur Aïcha qui habite au 23 rue de la Navigation, on a fait deux très grands couscous que l’on a partagés avec les jeunes du quartier. Les jeunes ont cherché des tables et des chaises dans les caves, on a mis des guirlandes électriques dans les arbres (car il n’y a plus d’éclairage dans les rues du quartier). »
Le titre Oublie Oublie pourrait faire songer à une comptine africaine, c’est un condensé de souffrances tues, d’espoirs déçus, et de promesse d’avenir.
Anne Immelé, Oublie Oublie, entretiens et textes Jean-Pierre Schellinger, Malika Miliani, ANRU & Anne Immelé, Médiapop Editions, 2020
© Anne Immelé