Papagena et Papageno, création de Werner Strub © Giorgio Skory
« Je ne peux pas te regarder / pourtant j’ai tant de questions à te poser / je voudrais tant t’écouter et te regarder / mais je ne peux pas tant tu me fais frissonner. » (Œdipe roi, Sophocle, traduction de Florence Dupont)
Il est temps de changer de masque.
Il est temps de jouer, de revenir au théâtre, de lire davantage encore, d’ouvrir les yeux, de changer de tête, de revenir au carnavalesque.
Rêve d’un homme civilisé, création de Werner Strub © Giorgio Skory
Paraît aujourd’hui Masques & Théâtre, publié à Lausanne par les Editions Noir sur Blanc, catalogue d’une exposition à la Fondation Martin Bodner (Cologny/Genève) faisant dialoguer le riche fonds d’incunables et d’éditions rares de textes théâtraux de l’institution suisse et les masques du créateur Werner Strub (1935-2012), artiste ayant travaillé avec les plus grands metteurs en scène contemporains (Benno Besson, Roger Planchon, Giorgio Strehler, Maurice Béjart…).
C’est un ouvrage d’érudition partageuse, écrit par un florilège d’auteurs de grande qualité, généralement universitaires.
L’oiseau vert, création de Werner Strub © Giorgio Skory
D’ambition scientifique, Masques & Théâtres présente à la fois des éditions prestigieuses (Antigone, Œdipe roi, Alceste, La Tempête, Le médecin malgré lui, Lettre de M. d’Alembert, Léonce et Léna…), accompagnées de notices d’histoire littéraire très précises, et des points de vue de spécialistes sur les fonctions des masques (anthropologiques, sociales, esthétiques…) dans l’Antiquité grecque, chez Molière, chez Shakespeare et sur les scènes contemporaines.
Travaillant des matériaux divers (cuir, tissus, ficelles, fils), Werner Strub fut un autodidacte génial.
Après une présentation par Jacques Berchtold de l’exceptionnelle collection de la Fondation Bodmer, dont il est le directeur, la parole est donnée à Florence Dupont à propos de la place et de la fonction du masque dans le théâtre antique : « Dans le théâtre grec, il ne s’agit pas de cacher le visage de l’acteur mais de voir un visage, celui du personnage. Ce masque est anthropomorphe, il a des yeux, un nez et une bouche, mais il est fait de bois et de plâtre, c’est un masque rigide. Surmonté d’une perruque et d’une haute coiffe, il recouvre toute la tête de l’acteur. C’est une tête humaine avec un visage inexpressif et figé. Il est différent pour chaque personnage en fonction de son statut selon qu’il s’agit d’un roi, d’une reine, d’un messager, d’une nourrice, ou autre. Le corps de l’acteur disparaît dans une vaste robe. Il est juché sur des cothurnes. Il peut à peine bouger. »
La guerre dans la paix, création de Werner Strub © Giorgio Skory
Patrick Dandrey, professeur émérite à la Sorbonne étudie la notion de masque chez un Molière fasciné par la commedia dell’arte, masque essentiellement social des barbons et monomaniaques aveuglés par leurs névroses : c’est comme s’« il avait libéré sur la scène le visage du masque, pour déceler et révéler dans la salle et à la ville le masque sous le visage. »
Et chez Shakespeare, dramaturge ayant eu peu recours aux masques (article de Kevin Curran le décrivant comme une false face) ? « Richard, Hamlet et Macbeth sont tous contraints à leur manière de se confronter à l’idée du faux visage – sans rides malgré le désespoir, vertueux malgré la corruption, souriant malgré la bienveillance », Iago dans Othello étant l’incarnation de la rouerie et de la duplicité.
Brabantio, création de Werner Strub © Giorgio Skory
Pour la scène contemporaine, Ariane Mnouchkine (texte de Laurette Burgholzer) fait du masque un vecteur de réflexion pour penser les origines mêmes du théâtre : « Pour certains, analyse-t-elle, le masque permet une libération extraordinaire, pour d’autres il représente un martyre. […] Dès qu’un comédien « trouve » son masque, il est proche de la possession, il peut se laisser posséder par le personnage, comme les oracles. »
En cela, les masques de Werner Strub sont fascinants, sortes de dessins dans l’espace proche du fantastique.
L’enfant conduisant Tirésias, création de Werner Strub © Giorgio Skory
Ce sont de sublimes déités, africaines, grecques, crétoises, italiennes, totalement singulières, créant l’épouvante, et inspirant une solennité pour des figures venues d’outre-tombe, grotesques et sublimes.
A eux seuls, la collection de ces masques incroyablement évocateurs nécessite de se procurer cet ouvrage étonnant, entre littérature, théâtre, et psychologie des profondeurs, comme le dirait Jung.
Masques & Théâtre, créations de Werner Strub et éditions rares de la Fondation Martin Bodmer, sous la direction de Jacques Berchtold et Anne-Catherine Sutermeister, Les Editions Noir sur Blanc, 2020, 256 pages – 100 illustrations en couleur
Matamore, création de Werner Strub © Giorgio Skory
Exposition éponyme à la Fondation Martin Bodmer (Cologny/Genève), du 16 octobre 2020 au 11 avril 2021 (vérifier les dates)
Œdipe Roi, création de Werner Strub © Giorgio Skory