L’antisémitisme est un poison permanent.
Il faut revenir, sans cesse, à ce qui nous aide à penser, à ce qui nous sauve, à ce qui nous agrandit, et revoir par exemple Shoah, de Claude Lanzmann, objet d’un essai dense de l’écrivain et professeur de littérature contemporaine Eric Marty, publié chez Manucius.
Shoah est un chant, un thrène, un kaddish.
C’est le chant de mort du sergent SS Franz Suchomel, chargé à Treblinka de conduire les Juifs vers les chambres à gaz, que Lanzmann a retrouvé, sans lui dire qu’il était filmé, lui demandant de chanter plus fort encore, dans une scène sidérante où la bêtise révèle le meurtre – 18 000 hommes, femmes et enfants étaient gazés quotidiennement à Treblinka.
Un chant, et 18 000 morts chaque jour.
« L’être humain, explique tranquillement l’assassin, brûle très bien. »
Mais Shoah, c’est aussi cette première scène, où Simon Srebnik, debout sur une barque, comme on navigue dans le royaume des Ombres et de la mémoire, se rappelle le chant du folklore polonais que lui, Juif, chantait à treize ans pour les SS de Chelmno.
« C’est une leçon de poétique que nous propose Shoah où la psychologie disparaît au profit d’un rôle que le protagoniste endosse, et qui le situe alors à une place précise dans cet immense poème, écrit Eric Marty. Ici, il y a quelque chose d’orphique dans ce chant douloureux qui convoque la mémoire (« Une petite maison blanche / reste dans ma mémoire ») et où l’enfant chanteur, qui a maintenant quarante-sept ans, revient sur les lieux de la mort, et, comme Orphée, fait exception sur tous les autres, en possédant l’étrange privilège de passer une seconde fois le fleuve de l’Enfer, entraînant à sa suite d’autres fantômes, ceux des romantiques allemands qui ont tant chanté la figure du batelier, de la rivière et de la mort. »
Shoah est un film sans psychologie, de pure sidération face à la parole, indemne ou assassine, qui se déploie dans le direct de l’image, du visage, du plan de longue durée.
Pas de bons sentiments, mais de la brutalité quelquefois pour obtenir des paroles inouïes, des aveux, des confidences ignobles.
Le néant s’exprime, avec les mots qui sont ceux de l’immensité, de l’impensable, du mythe.
Shoah s’achève, « avec l’image interminable d’un train partant pour nulle part », sur les paroles de Simha Rottem, dernier survivant des combattants du ghetto de Varsovie, se rappelant alors ses mots : « Je me suis dit : / « Je suis le dernier Juif. » / Je vais attendre le matin. / Je vais attendre les Allemands. » »
Succédant au signifiant Auschwitz, cette fabrique de cadavres désignant pour Adorno l’absolu de la technique ayant dévoré le monde, le mot Shoah est apparu pour tous en 1985 avec la sortie du film de Lanzmann, soit deux ans après la parution du livre Le Différend, de Jean-François Lyotard et la même année que celui de Jean-Claude Milner, Noms indistincts, dont Eric Marty fait ici la double analyse.
Par le « d » de son titre, le philosophe de la postmodernité marque une coupure, la nécessité d’inventer un idiome à la hauteur de l’innommable, de l’événement majeur de l’Occident, soit l’invention par Lanzmann du mot « Shoah », tandis que progressent les thèses négationnistes, ce mot hébreu alors quasi inconnu s’imposant immédiatement comme le mur terminal, le trou noir, la béance de l’époque du mal organisé scientifiquement.
Après avoir condamné (très, trop rapidement) Martin Heidegger sur son mutisme, Eric Marty dénonce en Alain Badiou la volonté d’escamoter le mot de la violence ultime et de l’impensable au profit de la périphrase de l’historien Raoul Hilberg, « destruction des juifs d’Europe » (qui s’est imposée depuis), contournant selon lui l’inexprimable : « Shoah, comme nom, est ce point de suture et de silence par où le sens cesse de couler, de s’épancher, de déborder, par où celui-ci est comme asséché. Aucune consolation ne nous sera offerte, pas même celle de comprendre. »
Shoah est l’œuvre de l’absence d’images, de l’infigurable, disant obstinément que l’événement de l’extermination n’est pas achevé, qu’il est toujours actif ici et maintenant, tout outrepassant tout lieu et toute chronologie.
Ce film n’est pas « une œuvre de mémoire, un mémorial, une commémoration, ou pire encore une œuvre de deuil, œuvrant au fameux « travail de deuil ». Nous savons que ce n’est pas ça. »
Shoah dit l’excès, le débordement, le vide d’un crime monumental ayant presque réussi à être parfait, le tournant d’un pur négatif ayant fait basculer l’ordre du monde dans un régime de maléfice.
Les Nazis ont tenté d’effacer les noms juifs de la surface de la Terre, de créer un ravage dans la nomination, ce contre quoi s’emploie Lanzmann en plaçant son film sous l’autorité morale de cette épitaphe biblique : « Et je leur donnerai un nom impérissable. » (Isaïe, 57, V – 19).
Shoah est une tentative de réhabilitation des noms d’un peuple symbolisant la résistance du langage à sa destruction même, et la possibilité qu’une parole, qu’un acte poétique (un film, le chant de la Hatikva), qu’un témoignage, soit un acte faisant reculer la mort, comme celui de la jeune femme juive tchèque, qui, de l’intérieur de la chambre à gaz, repousse le membre du Sonderkommando d’Auschwitz Filip Müller ayant décidé de se suicider avec ses compatriotes : « Tu veux donc mourir. / Mais ça n’a aucun sens. / Ta mort ne nous rendra pas la vie. / Ce n’est pas un acte. »
Cette femme, assassinée quelques instants plus tard, porte avec autorité une parole, au sens propre, angélique, sauvant la possibilité même d’un nom, et avec lui d’un peuple.
Eric Marty, Sur Shoah, de Claude Lanzmann, collection Le Marteau sans Maître, Editions Manucius, 2016, 126 pages