As in film, so in life, Ali Kazma par Barbara Polla, galeriste, écrivain

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© Ali Kazma

Né à Istanbul en 1971, Ali Kazma produit une œuvre principalement vidéographique s’intéressant aux processus d’anthropogénèse par le travail de la main, de l’outil, de l’intelligence pratique.

En plus de soixante films courts, l’artiste a constitué une sorte de vidéothèque mondiale concernant l’intelligence manuelle, la relation établie par l’être humain avec son environnement, qu’il s’agisse d’un artisan turc réparant intégralement une horloge du XIXe siècle, d’un calligraphe taillant son calame ou d’un tatoueur en pleine concentration.

Le corps est abordé, sans aucun pathos, comme lieu de résistance, déploiement d’une puissance propre, et figure d’invention.

Il s’agit de montrer son endurance (vidéo d’un clerc de notaire passant sa journée à tamponner des documents administratifs), ses capacités rythmiques, un ordre de gestes réguliers, méthodiques, pensés.

La mécanisation du travail (une usine fabriquant de la vaisselle de façon industrielle) est filmée (triptyque Tea Time) de façon frontale, laissant au spectateur le soin d’imaginer la condition des ouvriers au sein d’une manufacture ultramoderne, et des conséquences environnementales et psycho-sociales des cadences infernales.

Il ne convient pas ici de juger, mais d’exposer une complexité, la diversité de pratiques et de lieux (une opération chirurgicale du cerveau, une mine désaffectée du désert d’Atacama au Chili ayant servi de lieu d’internement pour des prisonniers politiques, la bibliothèque de l’écrivain universaliste Alberto Manguel) mettant en jeu, jusqu’à l’abstraction (l’enroulement de câbles électriques – triptyque Electric) la détermination humaine à créer, décréer ou réparer.

Seul, obstinément, Ali Kazma constitue film après film un conservatoire des interactions entre humains et matières, mémoire et temps, à la façon de la réserve de centaines de milliers de semences rassemblées dans un entrepôt situé près du Pôle Nord dont il révèle l’existence dans la vidéo Safe.

L’ambition est ici d’archiver et de transmettre gestes et pratiques, sans qu’aucun commentaire ne vienne expliquer quoi que ce soit, le filmeur se faisant en outre le plus discret possible.

A chacun d’assumer sa solitude, et la persistance de son acte.

L’exposant régulièrement dans sa galerie genevoise, Analix Forever, Barbara Polla le connaît bien, qui, étant également écrivain, préface un très beau petit livre compilant des aphorismes de l’artiste sur sa pratique vidéographique, Remember, édité chez Umur Publishing.

J’ai souhaité lui poser quelques questions.

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© Ali Kazma

Comment et quand avez-vous rencontré pour la première fois l’œuvre d’Ali Kazma ?

J’ai rencontré l’œuvre d’Ali Kazma pour la première fois à la Biennale de Lyon en 2007. J’étais en train alors de préparer une exposition de groupe, avec des artistes aussi bien féminines que masculins, intitulée Working Men, une exposition centrée sur les représentations du travail des hommes dans l’art contemporain. C’était un sujet peu étudié et quand j’ai découvert les vidéos d’Ali Kazma j’ai été immédiatement enchantée, non seulement parce qu’elles entraient parfaitement dans le thème que j’explorais alors, mais aussi pour leur formidable qualité visuelle. Des trois vidéos présentées à la Biennale de Lyon, Studio Ceramist, Clock Master et Neurosurgeon, je retiendrai Clock Master et Neurosurgeon pour Working Men ; dans Studio Ceramist, la céramiste est une femme, la célèbre Alev Siesbye, que je montrerai plus tard dans ma galerie.

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© Ali Kazma

Comment comprenez-vous son travail ?

Ali Kazma rêve d’une œuvre encyclopédique sur le travail humain, sur toutes les manières de l’homme de travailler et sur la main. La main de l’homme est le sujet majeur de l’attention de l’artiste et plus jamais une exposition sur la main ne se fera sans les œuvres d’Ali Kazma ! Dans le désir d’encyclopédie, il y le désir de conservation et Kazma répond également à ce désir en filmant certains métiers d’autrefois comme le maître horloger. Mais il mélange constamment conservation et contemporanéité, passant du maître horloger à l’usine de construction automobile, de la leçon d’anatomie au laboratoire de robotique.             

Un autre intérêt qui traverse l’œuvre est celui exprimé dans le titre de la première exposition parisienne de l’artiste, How to film a poet ?. La question de savoir comment filmer le travail créatif et, au-delà de la main, l’activité artistique et intellectuelle, fascine Ali Kazma et a donné lieu à plusieurs vidéos sur des artistes, notamment les turcs Fusun Onür et Sarkis, et sur les livres, si chers à Kazma, au point qu’il commence à en écrire lui-même…

Mais au-delà des sujets de son travail, l’essentiel de l’œuvre de Kazma est probablement dans l’exigence qu’il a par rapport à l’image. L’exigence fondamentale de ne créer des images que si elles ajoutent à la complexité du monde. Ali Kazma travaille seul : il filme seul, prend le son seul et monte ses films seul. Il passe ensuite de très longues semaines à éliminer de ses rushs toutes les images qui ne lui semblent pas essentielles, pour finir, à partir d’une dizaine d’heures de rush, avec une vidéo d’une dizaine de minutes. Un travail phénoménal, une exigence extrême, envers lui-même d’abord, envers le monde, aussi. Un résultat impeccable et d’un grand classicisme. Sa manière de travailler m’évoque souvent cette phrase d’Einstein : Make things as simple as possible, but not one bit simplier. Une exigence qui se retrouve dans tous les détails de la vie même de l’artiste, parce que As in film, so in life. L’exigence d’évoluer, aussi, de se perfectionner, constamment, de prendre des risques, encore. D’où le fait de se mettre à écrire – et bientôt, de nous proposer une filmographie en profonde mutation. Je n’en dirai pas plus pour l’instant…

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© Ali Kazma

Quelle est pour vous sa pièce la plus importante ?

En général, je réponds à cette question : celle que l’artiste fera demain… Mais Remember, ce livre tout petit par le format « de poche » est, par son contenu, une pièce essentielle de son œuvre.

Et si je devais choisir une seule de ses vidéos, pour la perfection de son esthétique et parce qu’elle contient toutes les exigences de Kazma, ce serait Calligraphy. Calligraphy parle à nos yeux des métiers de l’écriture, donc de la main et du poète, de la beauté et de la compétence, de la concentration et de la conservation et du temps long qui est celui de l’écriture. Le son de Calligraphy, ce léger grincement de l’écriture sur le papier, est inoubliable, jusqu’à évoquer, par l’oreille, le parfum de l’encre et du papier. Calligraphy témoigne aussi de l’engagement politique, discret mais constant, d’Ali Kazma pour le respect humain.

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© Ali Kazma

Comment votre galerie genevoise, Analix Forever, accompagne-t-elle son œuvre ? En 2020, vous organisiez l’exposition WOMEN AT WORK. Quel souvenir gardez-vous de sa réception ?

Pour Analix Forever, accompagner une œuvre, c’est d’abord accompagner l’artiste dans son travail. C’est le suivre, voir ses expositions, voir son pays, aussi. Poser des questions. Ecouter les réponses. Et écrire. Analix Forever écrit sur les artistes et publie. L’une des manières d’accompagner Ali Kazma, ainsi, fut de transcrire des conversations organisées entre lui et son ami Paul Ardenne. Faire dialoguer les deux hommes sur les aspects essentiels de l’œuvre de Kazma, prendre des notes, rédiger, développer. Une fantastique manière de comprendre l’œuvre et de l’accompagner : ces conversations ont ensuite donné lieu à des livres, ou des textes de catalogue comme dans le cas de l’exposition d’Ali Kazma au Jeu de Paume (Souterrain, 2017-2018). Et puis, bien sûr, il s’agit de faire en sorte que les œuvres se retrouvent dans des collections essentielles, comme celle du CNAP par exemple, et d’accompagner la production dans la mesure des moyens, modestes, de la galerie.

Pour WOMEN AT WORK, une idée d’Ali Kazma, une exposition éminemment féministe sur le travail des femmes, Analix Forever a invité de nombreuses personnalités à venir dialoguer avec l’artiste et le public (c’était en septembre 2020, un temps où le public était bienvenu). La parole, encore. Un public étonné de réaliser que depuis 2007, Ali Kazma filme – entre autres – des femmes au travail et que chaque film de l’artiste portant sur le travail féminin est un hommage aux femmes, aux ouvrières comme aux créatrices, à la main des femmes comme à leur présence au monde. Bientôt, peut-être, un autre livre…

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© Ali Kazma

Vous avez préfacé la récente publication (en anglais) de l’artiste intitulée, Remember. Pourquoi avoir cité Robert Bresson ? Pour l’aspect aphoristique des notations ? Quels liens entre Pickpocket et sa propre façon de filmer ?

Robert Bresson, oui, bien sûr, d’abord pour l’aspect aphoristique des notations, mais aussi parce qu’Ali Kazma m’en a beaucoup parlé.

Dès la première fois qu’il a regardé Pickpocket, Ali Kazma s’est passionné pour ce que Bresson faisait avec les mains. En tant que « sujets », les mains sont essentielles dans ce film, les mains qui trompent, qui cachent, qui volent, qui sont capables d’apprendre – apprendre à voler. Mais c’est aussi le style du montage de Bresson qui fascine Ali Kazma, cette manière très particulière de créer la tension en coupant « hors rythme », qui est aussi l’une caractéristique des vidéos de Kazma. Et puis, il y a cette capacité de monter un film à partir de détails, des détails qui finissent par former la réalité du film plutôt que de créer un film sur la base d’une vision préétablie de la manière dont les choses sont, ou devraient être.

Finalement, je cite aussi Bresson pour créer une référence familière pour les lecteurs qui liront Remember en français, quand il sera traduit (j’y travaille) et publié en France. 

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© Ali Kazma

Que pensez-vous de cette pensée d’Ali Kazma : « Pour moi, la création est davantage une conversation qu’une bataille. » ?

Ali Kazma est un résistant, certes – son exposition dans la Pavillon turc à la Biennale de Venise en 2013 était d’ailleurs intitulée Resistance – mais il est avant tout un intellectuel et un grand lecteur. Il n’oubliera jamais que pendant son enfance, quand le régime turc d’alors faisait détruire les livres contraires au régime en vigueur, son père construisit un mur pour dissimuler et protéger ses livres. Pendant les années récentes de la crise interne en Turquie, Ali Kazma a fait le choix de s’imaginer des TAZ (zones d’autonomie temporaires) où la conversation, le débat, pouvaient se poursuivre. Il s’est installé un certain temps dans un « souterrain » symbolique personnel. Ses longues conversations avec lui-même d’abord – à la source de Remember – mais aussi avec Paul Ardenne, avec Emre Baykal et Ayse Umur, avec Céline Fribourg et Alberto Manguel, avec Pia Viewing et Sabrina de Velder, ses conversations silencieuses avec les auteurs qu’il lit, sont en effet des moments essentiels dans la genèse de ses créations.

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© Ali Kazma

Pourquoi un tel tropisme chez vous pour des artistes venus de Turquie – je pense notamment à votre travail auprès de Mimiko Türkkan ? Est-ce simplement le fruit du hasard ?

Non, pas du hasard ! Ce serait plutôt le fruit de ce que vous appelez l’accompagnement : depuis que je travaille avec Ali Kazma, depuis 2007, je suis allée une quinzaine de fois en Turquie et j’y ai noué des liens avec nombre de jeunes femmes turques dont j’apprécie particulièrement la force, le sens de l’indépendance, voire la témérité. Mimiko Türkkan fait partie de ces jeunes femmes mais en réalité je l’ai rencontrée en France, c’est une très jolie histoire que celle de notre rencontre : Mimiko qui est trilingue a lu mes livres en français, notamment Femmes Hors Normes, s’y est retrouvée et m’a contactée, et depuis nous poursuivons une relation artistique très active, elle est incroyablement créative et j’apprends mille choses à son contact – j’aime apprendre et grâce aux artistes je découvre des mondes. La Turquie désormais fait partie du mien et je me réjouis de pouvoir y retourner – bientôt.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Ali Kazma, Remember, Photo by Hadiye Cangokce

Ali Kazma, Remember, préface Barbara Polla, Umur Publishing, 2020, 90 pages – 500 exemplaires

Ali Kazma

Ali Kazma_Top Fuel_2020_HD video with sound_16 min_Co-produced by Les Moulins de Paillard_(09)

© Ali Kazma

Analix Forever

Barbara Polla est également l’auteure du récent Paul-pris-dans-l’écriture, hommage au critique et essayiste des radicalités de l’art Paul Ardenne, livre ayant d’abord pris naissance lors d’une résidence au Musée Baksi, en Anatolie (la Turquie, toujours) consacrée à l’écriture d’un texte sur Cesare Pavese.

« Paul Ardenne, écrit-elle à l’orée de son ouvrage, a joué un rôle essentiel dans mon rapport à l’art. moi qui ne suis pas historienne de l’art, j’ai finalement fait mes classes, à la cinquantaine, alors que j’avais une galerie depuis quinze ans déjà, en lisant ses livres et en faisant des expositions avec lui. »

Parce que contre l’uniformisation de la pensée et des pratiques artistiques, il y a Paul Ardenne, et les amis de la « guérilla culturelle », écrivains, photographes, nomades : Guillaume de Sardes, Jean-Philippe Rossignol, Frank Smith, mounir fatmi, Julien Serve, Dimitris Dimitriadis…

Paul Ardenne et son obsession de l’écriture, des enjeux de la littérature, de la « corpopoétique » (BP), qu’il écrive de la poésie (un recueil), son journal, des romans, ou des textes sur les images extrêmes.

Paul-pris-dans-l’écriture est une formidable façon de découvrir, par le biographique, un homme-écriture, un homme-verbe, un homme-rythme, un homme-machine (il adore les motos) obsédé par la mort, le désir, le jeu, le cri, l’échec, l’impossible, à la façon de Michel Surya peut-être.

Ali Kazma a filmé Paul Ardenne lors d’un de ses voyages en moto, tous deux sont des amis inséparables.

Le visage, les gestes, le corps, les idées d’un ami, quand l’écriture, vécue en solitaire, laisse le temps de l’autre, et que l’activité théorique ne dévore pas tout en soi et autour de soi.

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Barbara Polla, Paul-pris-dans-l’écriture, préface de Bruno Wajskop, illustrations de Julien Serve, photographie Ali Kazma, éditions Le Bord de l’eau, 2020, 128 pages

Editions Le Bord de l’eau

Pour le plaisir, j’associe à cet article l’annonce de la parution du nouveau numéro de la revue LITTERall, consacrée aux littératures de langue allemande contemporaines, concocté avec passion par Nicole Bary et Jean-Philippe Rossignol, romancier (La Vie électrique, Juan Fortuna) et complice de longue date de Barbara Polla.

Entre poésie (May Ayim, Thomas Brasch), pages d’essai (Melinda Nadj), extraits de romans édités (Judith Schalansky, Ulrike Draesner, Gisela Elsner), ou à paraître (Ulrich Peltzer), le numéro 27 de LITTERall offre une cartographie ambitieuse et secrète d’une littérature s’inventant aujourd’hui en langue allemande (donnée ici en traduction), sorte d’atlas mentionnant sept îles où aborder avec la curiosité des découvreurs de terres vierges.

Rendez-vous donc dans votre Goethe Institut le plus proche.

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LITTERall, responsable éditorial Jean-Philippe Rossignol, conseil éditorial Bernard Banoun, Nicole Bary, Lucie Lamy, Françoise Toraille, Joachim Umlauf, directeur de la publication François Bary, n°27, 2021, 126 pages – publié avec le soutien du Goethe Institut

Pour se procurer LITTERall, écrire à cette adresse : jeanphilipperossignol@gmail.com

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Se procurer Paul-pris-dans-l’écriture

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