Witold et Rita Gombrowicz
Pour son humour caustique, pour sa sagacité démystifiante, pour sa logique implacable et sa mise en lumière du culte du jeunisme dans la société moderne, pour son anticonformisme et sa faculté à parodier les grands systèmes philosophiques, notamment celui de Kant, il faut lire l’écrivain polonais Witold Gombrowicz (1904-1969), qui passa une grande partie de sa vie en exil en Argentine, avant de venir s’installer en France avec sa jeune épouse canadienne née Rita Labrosse à Vence (Alpes-Maritimes).
Son journal est fondamental, ainsi que ses contes, trois pièces de théâtre et cinq romans ludico-métaphysiques, Ferdydurke, Cosmos, La Pornographie, Les Envoûtés …
Ayant commencé à écrire sur l’œuvre de Gombrowicz dans la revue Critique en 1966, Georges Sebbag, commissaire d’exposition et membre du groupe surréaliste de 1964 à 1969, en est avec Jean-Pierre Salgas l’un des plus éminents spécialistes français.
Son livre au titre excellent publié aux éditions Tinbad, Gombrowicz mentaliste, collige des articles rédigés depuis de nombreuses années, que l’auteur présente ainsi : « L’écrivain polonais a énoncé quelques intuitions fortes : Witold a un moi irréductible qui parle en son nom propre ; chaque moi est un cosmos qui exprime l’univers ; l’individu est menacé quand l’horizon humain est encombré par le grand nombre ; plus c’est intelligent, plus c’est savant, plus c’est bête ; à l’issue du duel à la grimace entre l’idéaliste et le matérialiste ou au pistolet entre l’analyste et le synthétique, rien n’est tranché ; la patrie polonaise n’a pas su reconnaître le génie de sa partie juive. »
La société/l’autre/les tantes culturelles nous fabriquent un masque, nous grimaçons, nous sommes les pantins de nous-mêmes.
La jeune fille moderne, sexy, sportive, rapide, fascine l’adulte rêvant tout à la fois d’épanchements érotiques libérées, comme de fraternisation avec l’homme du peuple (mythe du palefrenier dans Ferdydurke) si authentique, tout ceci n’étant bien sûr que fiction, semblant, simulacre.
Le fantôme de l’immaturité, analyse Georges Sebbag, hante la maturité.
Comme nombre de surréalistes, Gombrowicz est un écrivain de café, aimant créer des groupes informels en observant les vanités, les compromissions et les jeux égoïques.
Soutenu par la revue Kultura de Paris, qui le fit connaître aux lecteurs francophones, il écrit dans son journal en une phrase la synthèse de chaque année passée depuis 1940.
On peut lire pour l’année 1951 un propos qui le résume bien, loin de tout pathos : « érotisme freiné par des ennuis de santé et de dents. »
Gombrowicz n’est-il pas cet auteur écrivant par ailleurs, dans une adresse aux intellectuels parisiens : « Si tu veux retrouver ton moi, va chez le dentiste. » ?
On doit au fidèle travail de mémoire de Rita Gombrowicz depuis plus d’un demi-siècle la préservation et la diffusion d’une œuvre désormais considérée en Pologne comme incontournable dans les études littéraires et le patrimoine national.
Il y a autant de Witold qu’il y a de situations dans lesquelles son moi est engagé, notre plasticité mentale et identitaire étant constitutive de notre nature profonde.
Si l’adulte cuculise l’enfant, selon les propres termes de l’écrivain, ce premier est par retour lui-même pris dans une mascarade d’infantilisation lui construisant une gueule à la fois dissonante et juvénile.
« De la gueule, il y en a plus qu’il n’en faut dans La Pornographie ou dans le Journal. La pornographie n’est pas seulement un érotisme inférieur ou supérieur, elle est la complicité radicale qui lie deux adultes entraînés dans le mystère de l’interprétation des conduites et dans l’art de la mise en scène. »
Intéresse au suprême l’auteur de Bakakaï la façon dont les êtres se nouent, Cosmos étant par excellence le roman de la mise en relation.
Comment se mélange-t-on ? comment se correspond-on ? comment se fabrique-t-on mutuellement ?
Georges Sebag, dont le livre fourmille de pistes et propositions enthousiasmantes, synthétise : « Les visions de Gombrowicz concernent avant tout l’individu moderne, depuis l’individu isolé jusqu’aux individus du grand nombre. Le moi a beau être unique et singulier, il se dédouble, se réplique et emmagasine des doublures. Dès qu’ils sont deux, les individus se toisent et se défient – partie de tennis, duel à la grimace ou au pistolet, joute oratoire. A quelques-uns ou en petits groupes, les individus s’empoignent, tourbillonnent dans une furieuse mêlée de rugby, composent une marmelade de corps démembrés. A l’échelle du grand nombre – au théâtre ou au concert, dans une manifestation de rue, au sein du public universel des médias ou des réseaux sociaux – les individus se plient à la règle mimétique des applaudissements ou des huées ; l’individu devient lui-même un agent de diffusion de l’affect dominant. »
Georges Sebbag, Gombrowicz mentaliste, Tinbad essais, 2021, 168 pages