L‘énigme de la douceur, par Anne Dufourmantelle, psychanalyste

Le retour du fils prodigue, l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Rembrandt

« Douceur sont ses lèvres, douceur est sa bouche, douceur sont ses yeux, douceur est son rire… » (stance dédiée à Krishna)

J’ai demandé à plusieurs amies ce qu’elles entendaient par le mot douceur.

C. m’a répondu : « La morsure de la tendresse. »

I. : « Un enveloppement. »

A. : « Respirer avec l’autre. »

T. : « La délicatesse, l’effleurement, l’attention. »

M. : « La terreur des pouvoirs autoritaires. »

La sensation est agréable, positive, bénéfique, de l’ordre d’une reconnaissance intime par l’autre, ou envers soi lorsqu’on se considère avec bienveillance, mais la notion semble bien difficile à circonscrire.   

Il nous faut la philosophie, et le petit livre très nourrissant composé de courts chapitres de deux ou trois pages d’Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, dont Catherine Malabou signe chez Rivages poche une préface inédite soulignant le fait très beau d’un livre écrit selon la modalité même qu’il étudie.

« La douceur, écrit l’auteure de Défense du secret (2015), est une énigme. Incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. Parce qu’elle a ses degrés d’intensité, parce qu’elle a une force symbolique et un pouvoir de transformation sur les êtres et les choses, elle est une puissance. En écoutant ceux qui viennent me confier leur détresse [comme psychanalyste], je l’ai entendue traverser chaque expérience vécue. En méditant son rapport au monde, il apparaît que son intelligence porte la vie, la sauve et l’accroît. »

La douceur est apaisement, délice, tact, sensualité partageuse, « fréquence de délicatesse », mais elle est toujours davantage encore, ou moins, mesure exacte d’une qualité relationnelle dénuée de toute prédation ou volonté d’emprise.  

La vie dépose-t-elle la douceur en nous dès l’origine, dans le chaud accueil amniotique du giron maternel, comme le pense Anne Dufourmantelle, ou au contraire le cruel, le sauvage, le monstrueux ?

La douceur nous incarne, nous augmente, nous protège.

Elle est acquiescement, « réceptivité absolue », écoute totale.

« Mais la douceur n’est pas seulement un principe de relation, quelle que soit l’intensité qui l’anime. Elle fait voie à ce qui est le plus singulier dans autrui. Si l’attention de douceur, au sens où l’entendait Patocka du « soin de l’âme », fait signe vers notre responsabilité d’être humain envers le monde qui nous environne, les êtres qui la composent et jusqu’aux pensées que nous y engageons, elle inclut un rapport de familiarité avec l’animal, le végétal, le stellaire. »

La douceur est une intelligence, comme dans l’art équestre l’entente entre l’homme et l’animal.

Attention, elle ne peut être niaiserie, mièvrerie, elle est respect, justice, civilisation.

Magnétisme, aura, sainteté.

« La douceur ressemble à un vœu d’enfant. A cette promesse chuchotée : je serai toujours près de toi. »

La douceur n’est pas réaction, elle est don.

Ethique de la bonne distance.

« Attenter à la douceur est un crime sans nom que notre époque commet souvent au nom de ses divinités : l’efficacité, la rapidité, la rentabilité. On tente de la rendre désirable, échangeable, institutionnalisable, pour qu’elle ne bouleverse pas tout. On tue la douceur par la douceur. On en fait une drogue frelatée dont on veut nous inculquer le besoin. »

En littérature, la douceur s’appelle prince Mychkine, Gwynplaine, « la majorité des personnages de Kafka, de Melville, des nouvelles de Tolstoï », et, en cinéma, le petit John Mohune des Contrebandiers de Moonfleet. »

Hospitalité de la douceur.

Rire, chanter, aimer.

Caresser, ne pas capturer.

« La douceur s’éprouve. Comme le rêve, elle modifie substantiellement ce qu’elle affecte. Elle ne laisse pas indemne. La douceur de la montée du plaisir. L’abandon dans la certitude de l’amour et de l’érotisme, quand jouer et toucher et prendre et se donner et imaginer s’accordent. La douceur est l’une des sources de l’érotisme, elle peut en rejoindre les contrées les plus sauvages, libres. Sans elle, plus d’espace lacé d’ombre et de lumière, plus d’approches, d’abandons, de jeux, d’inventions, de mirages. »

Plus loin, comme un aveu : « L’érotisme est l’invention d’une musique qui n’a jamais eu cours. Ce qui dans l’érotisme appartient au rituel, à la litanie, est paradoxalement clandestin. Il y a de la douceur dans cet apprivoisement recommencé de la sauvagerie, de la morsure, de la brutalité même parfois quand elle est désirée. Le rituel dit à lui seul une forme de reconnaissance secrète, tacite et libre. »

Cette liberté douce est désormais le visage pour toujours d’Anne Dufourmantelle, décédée le 21 juillet 2017 des suites d’un arrêt cardiaque en tentant de sauver l’enfant d’une amie de la noyade sur la plage de Pampelonne (presqu’île de Saint-Tropez).

Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, préface inédite de Catherine Malabou, collection dirigée par Lydia Breda, Rivages poche, 2022, 140 pages

https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/puissance-de-la-douceur-9782743656737

https://www.leslibraires.fr/livre/20501281-puissance-de-la-douceur-anne-dufourmantelle-rivages?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Barbara Polla dit :

    Magnifique Anne Dufourmantelle merci
    Comme j’aurais aimé vous connaître ! Heureusement il y a vos écrits
    — puissante douceur au delà du temps

    J’aime

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