
« De continuer à / faire de moi / cet envoûté éternel / etc. etc. » (probablement la dernière phrase écrite par Antonin Artaud)
On connaît les dessins rageurs d’Antonin Artaud exposés par Pierre Loeb à la galerie Pierre en juillet 1947, un peu moins d’un an avant sa mort.
Effectués pour une grande part à une époque où l’écrivain vit dans une clinique ouverte à Ivry – après les terribles années d’internement à Rodez, où il fut soumis, malgré ses supplications, à la thérapie par électrochocs, et après avoir failli mourir de faim à l’hôpital de Ville-Evrard d’où il fut transféré sur l’insistance de ses amis -, ses autoportraits sont des œuvres hallucinées, brûlantes, de vaste exorcisme.

Rien à voir avec les autoportraits au stylo bille de Karl Beaudelere, et pourtant, quelle même obstination à chercher l’expression juste, quelle technique rare, quels gestes obsessionnels, quel enchevêtrement de traits faisant du visage un miracle d’apparition.
Comme surgi d’une forêt obscure.
Comme tissé de ténèbres et de lumières.
Comme persistance de la vie malgré tout.
Les yeux sont des gouffres noirs aspirant tout l’espace.

La tête est celle d’un catcheur mystique, d’un frère en visions de Léonard de Vinci, d’une entité prise dans le tourbillon du néant, et pourtant flottant toujours, encore, de nouveau, comme Ismaël (Moby Dick) agrippé au cercueil pris dans le vortex infernal, mais qui le sauvera.
Tête de qui « ne peut pas s’encadrer » (Michel Thévoz)
On le comprend, Karl Beaudelere – exposé jusque fin octobre à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne – est un artiste prodigieux, dont rend compte le très beau catalogue Visages atomisés publié par Frédérik Pajak dans la collection Les Cahiers Dessinés.

Il apparaît d’abord masqué – comme le cinéaste de l’absurde Jean-Jacques Rousseau, sorte de Ed Wood belge, lors de ses apparitions publiques -, puis dans sa pratique de derviche tourneur du stylo bille (toutes les couleurs sont envisageables).
Après la découverte en 1972 du recueil Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire, l’artiste marseillais vivant aujourd’hui dans la région lyonnaise (Villeurbanne), dont le corps est tatoué de vers, choisit naturellement le nom de Karl Beaudelere, qui est bien plus qu’un pseudonyme, mais une identité de renaissance.
Après avoir copié de façon virtuose des tableaux de maîtres (Jean Fouquet, Vélasquez), dessiné des vanités et des superhéros (Hulk, Robocop), mais aussi des personnages de films à succès hollywoodiens (E.T.) et le portrait des personnalités qui l’inspirent intimement (Edgar Poe, Charles Baudelaire, Francis Bacon, Jean Dubuffet), l’artiste décide de se regarder intensément, de plonger dans l’énigme de son visage, de comprendre un peu qui il est sous le masque.

« La particularité de ces visages, analyse Sarah Lombardi, conservatrice de la Collection de l’Art Brut, est d’être délimités non pas par des contours et une ligne tracée, mais par une succession de cercles ou de traits qui prolifèrent telles des cellules et se superposent, au point de faire apparaître progressivement un visage. »
La thématique extraterrestre dans son œuvre révèle la pensée singulière d’un être venu d’une autre planète – sens strict -, en tout cas pas forcément de ses parents biologiques.
Les lettres qu’il envoie à sa famille – maman, papa, Alain, Elhadi, Noa, Louise, Joulian, « ma sœur que je n’ai pas eue » – sont composées de visages prenant tout l’espace de la feuille et se superposant aux mots.

Il écrit le 31 décembre 2019, dans un sms à Françoise Monnin, qui a reconnu très tôt la valeur esthétique de son œuvre : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. Excuse-moi, tout était exacerbé. Te dire que je vais bien serait un euphémisme, et te dire que je vais mal serait un mensonge. Je serais plutôt sur un manège tel que les montagnes russes, et j’étais tout à l’heure dans la galerie des glaces à me miroiter. Je n’ai pas choisi le chemin le plus facile car ça ne m’intéresse pas et je ne le peux pas. 2022 sera la fin de mon chemin difficile. Après, mon chemin le sera toujours, mais différemment. Entends qu’il résonne ! »
Je ne sais pas si Karl Beaudelere a le succès qu’il mérite, mais il me semble qu’il y a chez lui quelque chose d’une machine hamlétienne, d’une auto-analyse perpétuelle, production de signes et réinvention de soi jouée avec le plus grand sérieux de la compulsion.
Il faut faire l’expérience de ses visages, et ne pas craindre le vertige qu’ils suscitent.

Karl Beaudelere, Visages atomisés, textes de Michel Thévoz, Sarah Lombardi, Françoise Monnin, Katia Furter, mise en pages Frédérik Pajak, photographies Pierre Fantys, Les Cahiers Dessinés, 2022, 176 pages
https://www.lescahiersdessines.fr/

https://www.artbrut.ch/fr_CH/auteur/beaudelere-karl-kxb7

Merci pour ce texte qui me boulverse.
Merci infiniment
Charles Baudelaire n’a été réhabilité qu’en 1949
Je me bats pour lui, pour les artistes, pour moi, pour notre survie.
Merci du fond du cœur.
Any where out of the world
KXB7 Karl Beaudelere
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