Surgissement d’une présence séparée, Giacometti, par Jacques Dupin, poète

Jacques Dupin par Alberto Giacometti

« Plus le modèle est connu, plus il devient l’inconnu, plus il devient l’inconnu par excellence. » (Alberto Giacometti)

Il faut revenir à l’os, à l’ossature, à ce qui tient quand plus rien ne tient.

Il faut revenir à Giacometti.

Le poète Jacques Dupin (1927-2012) l’a souvent rencontré, qui fut peint par le maître.

« L’œuvre de Giacometti s’impose comme un univers autarcique, une nature reconnaissant et acceptant l’existence de l’autre et sa rivalité, mais refusant tout échange continu avec elle, tout accord avec sa durée. Elle se manifeste comme une totalité, ou plutôt comme le mouvement et l’exigence d’une totalité qui n’attend plus que notre acquiescement pour être accomplie, achevée. »

Le recueil Face à Giacometti collige des textes écrits au plus proche de l’œuvre, notamment dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron.

On a cru parfois Giacometti ombrageux, voire asocial, mais non, il aurait tout donné, disait-il, pour une bonne conversation.

Par ses qualités intellectuelles et artistiques, il faisait dès son plus jeune âge l’admiration de ses camarades et de ses professeurs.

Suprêmement doué, Giacometti aimait la vie, mais il lui fallait plus, il lui fallait la vérité à partir du vide.

Auteur pour Maeght de la première monographie consacrée à l’artiste né à Stampa en 1901, intitulée Textes pour une approche (1962), le fondateur avec Jean Frémon et Daniel Lelong de la galerie Lelong décrit un artiste obsédé par son œuvre, capable de tout effacer le soir, pour tout reprendre à l’identique le lendemain, cherchant sans fin la sensation ultime de la présence de l’être dans la chose sculptée ou dessinée.  

Il y a de l’effroi, des fantasmes noirs, mais aussi une clarté dans l’étrangeté de la forme humaine érigée.

« Derrière la dureté du crâne et de l’os, écrit le poète, à travers le feu du regard de l’autre, il découvre et fait jaillir la formidable énergie de la vie et les forces de transgression dont il mesure les inépuisables gisements au fond de l’autre et de soi. »

Dominique Viart, excellent préfacier, relève une proximité manifeste entre le spécialiste de Miro et le sculpteur italien hanté par ses visions.

« Quiconque a lu Dupin, précise-t-il, le sait pareillement habité par la pulsation de « ce qui gronde dans le sous-sol, sous la feuille déchirée, sous nos pas. Et voudrait s’élever- s’écrire. Et attire l’écriture, lui injecte son intensité, son incohérence… Ce qui crie et bat dans le sous-sol. » (…) Une analogie s’esquisse entre la multiplication des traits dont Giacometti sature les visages qu’il dessine et celle des termes que Dupin sollicite pour dire et redire la poursuite incessante de l’œuvre. Le poète épuise la langue comme Giacometti accumule les traits sur le papier. »

Pour parler de l’œuvre de Giacometti, de son ontologie, le poète lance ces mots : « commotion silencieuse », « intensité insupportable », « pouvoir d’envoûtement », « le lieu d’une interrogation extrême », « espace interrogatif et fasciné », « figures de l’inachèvement pétrifié », « tentative obstinée, anxieuse et comme hallucinée », « défi à la durée », « avènement », « ascétisme », « culte barbare et primitif », « galerie de figures sacrées », « absolument seul dans l’espace de la toile », « en suspens dans le gris », « instinct de cruauté », « du connu à l’inconnu ».

Savez-vous ce que c’est qu’une tête ? Giacometti, qui travaille constamment à résoudre cette énigme, ne s’en est qu’un peu approché.

« En 1921, au cours d’un voyage dans le Tyrol, effectué dans d’étranges circonstances, Giacometti se trouve tout un jour seul dans une chambre d’hôtel avec son compagnon de voyage en train d’expirer. « Je regardais la tête de Van M. se transformer ; le nez s’accentuait de plus en plus, les joues se creusaient, la bouche ouverte presque immobile respirait à peine et, vers le soir, en essayant de dessiner ce profil, je fus pris de la frayeur soudaine qu’il allait mourir. Cet événement, écrira encore Giacometti, fut pour moi comme une trouée dans la vie. Tout devenait autre et ce voyage m’obséda continuellement toute une année. »

Il y a les discours savants repris ici, écrits pour les Cahiers d’art, les éditions Hermann et André Dimanche, la revue Europe, la Fondation Maeght, mais il y a aussi/surtout le poème qui les résume, les dépasse et les enveloppe de mystère.

Le beau volume Face à Giacometti s’achève ainsi sur un poème magistral intitulé La Mèche.

Je le donne ici en entier.

« Rupture acmé sortilège / dans l’atelier d’Alberto / haletait un caïman

avec un rire de montagne / les dents espacées de l’ogre / détachent le gris de l’air / le plâtre des déchets vole / autour des yeux

il se plaît à jouer du canif / dans la glaise d’une chair de femme / elle se cambre elle se dresse / pour rayonner au grand jour / et n’y parvient qu’à la nuit

quand il redescend des crêtes / dont les aiguilles se fiancent / aux figures amincies / qu’il façonne à longueur de nuit / c’est pour parler et pétrir / en écrasant dans la terre / l’éternelle cigarette

nous enjambons amas de plâtres / pots de couleurs / avant de sortir sous les acacias / moi boitant bas / lui clopinant »

Jacques Dupin, Face à Giacometti, édition établie et présentée par Dominique Viart, P.O.L., 2022, 220 pages

https://www.leslibraires.fr/livre/20619436-face-a-giacometti-jacques-dupin-p-o-l?affiliate=intervalle

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