Buchenwald, la parole abandonnée, par Sylvain Vergara, déporté

Nous ne sommes pas les derniers, Zoran Music

« Quand ils descendirent sur la place d’appel, les mains liées derrière le dos, le murmure des voix s’amoindrit et le silence ne contemplait plus que les nuages qui passaient dans le ciel juste au-dessus du bois où les arbres très noirs attendaient aussi. Et ce n’était pas le silence des appels précédents, mais un silence façonné d’opacité et de brouillard, semblable, peut-être, à celui qui cherche une prière et ne sachant plus prier ne trouve que des voyelles inertes. »

J’ai découvert le livre de Sylvain Vergara, Les Chemins de l’aube, par un article d’Ariane Chemin publié dans Le Monde le 1er septembre 2022.

N’ayant jamais pu être édité du vivant de l’auteur (décédé en 1992), malgré le soutien inconditionnel d’Elie Wiesel – seul un extrait en avait paru en 1964 dans la revue Esprit -, ce livre écrit au début des années 1960 est un témoignage exceptionnel sur la vie concentrationnaire, la barbarie nazie et la survie.

« Arrêté en octobre 1943 comme résistant, précisent les Editions Ampelos chez qui paraît ce texte surgi de l’oubli, Sylvain Vergara, âgé de 18 ans, est emprisonné à Fresnes, torturé puis déporté Nacht und Nebel en février 1944. Il est l’un des plus jeunes internés non-juifs de Buchenwald dont il devait être libéré le 11 avril 1945. »   

Il règne dans Les Chemins de l’aube une atmosphère fantastique, très souvent d’épouvante, des visions s’élaborant au cœur du mal et de la folie.

« Alors, quand paraît le SS qui frappe et rit tour à tour et fige un instant sa silhouette, la démence coule des hanches et des reins. »

Comment ne pas perdre sa dignité d’homme ? La déchéance intime est-elle le prix de la survie ?

« Il mourut dans la nuit, on le jeta dehors. Personne ne regardait le corps de Santamaria que veillaient les projecteurs. La crête de ses cheveux dressait un poil rude dans la neige. Le ciel ne laissait descendre aucune étoile. »

Puis, paragraphe suivant : « Il y avait une place vide dans la travée et les voisins déjà, se battaient pour y allonger leur corps. »

Sylvain Vergara choisit le chemin de la fiction pour exprimer l’indicible, son personnage se nomme Emmanuel (étymologiquement l’envoyé de Dieu), qui traverse des brumes nervaliennes, et méphitiques.

« L’hiver ne finissait pas encore et si la neige, dans les pas qui la foulaient, étendait un peu de silence, le froid laissait de grands vides dans les Kommandos. Les hommes tombaient brusquement, les jambes se heurtaient, se cassaient et la tête creusait un trou dans la neige. »

Torture des appels interminables et des projecteurs dans la nuit.

Peur d’être désigné, exécuté, méthodiquement évacué.

Il y a dans l’enfer du camp des rencontres, Léon le médecin belge, un homme, un autre homme, pour la plupart rapidement assassinés.

Il faut craindre le passé empli de cette sentimentalité qui attaque le courage, trouver un chemin mental pour ne pas sombrer.

Sylvain Vergara est protestant, Dieu peut être un soutien, même absent.

Des hommes se sont regroupés autour d’un feu : « L’expérience déjà lui avait enseigné que de tous ces hommes agglutinés contre la flamme, certains s’écrouleraient frappés de pneumonie et qu’un petit nombre d’entre eux, effondrés sur place, seraient roués de coups par le SS qui pouvait à tout moment surgir. »

Léon est un soutien, dont la foi en ce Shéol immonde peut paraître ahurissante : « Dieu, nous l’avons oublié dans notre vie bourgeoise, dans notre quiétude et notre indolence, et lui attendait et savait. Nous ne pouvions pas le trouver dans notre vie passée, mais ici, il surgit, il est avec nous sans que nous le demandions, il nous entoure, il éclate et s’épanouit, et l’horreur lui a été utile pour se faire aimer sans qu’il cherche sa gloire, simplement parce qu’il est. Tu es dans la main de Dieu, Emmanuel, celle du SS ne peut rien contre toi, elle ne peut que l’inutile. »

Des SS chantent, ou frappent, ou/et frappent en chantant.

Il y a du vent, des enfants tziganes les yeux vides, des hommes qui courent, alors que les morts s’entassent près du crématoire.  

Un Français surprit en train de voler dans block est puni, on l’étouffe, mais que faire de son cadavre ?

Emmanuel se met à tousser sans discontinuer, il délire, il faut le transporter au Revier, le numéro 29.909 ne mourra peut-être pas tout de suite.   

On tire des wagonnets, mais pas assez vite, les SS lancent des pierres à la vermine tirant au flanc.

Ferrand aimerait ne plus retourner à la carrière, il crie : « Une cigarette à celui qui me cassera le bras ! »

Barbier, qui sait qu’il va mourir, donne à Emmanuel un petit morceau de cake provenant de son village normand de Gallonville. Il faudra aller le dire, là-bas, si le petit survit et qu’il se transforme en messager, qu’un homme se comporta en homme une ultime fois.

Sur la place de l’appel il y a des potences, rarement inoccupées.

Dans la salle des lavabos, une petite glace a été installée, mais personne n’ose se regarder.

« Emmanuel n’avait pas le sentiment que son cerveau dirigeait les mouvements de son corps. La pensée sombrait dans une incapacité totale à tracer quelques syllabes pour la construction d’un mot. Les plus haineux et grossiers qu’il tentait d’assembler à l’égard des SS laissaient tomber leurs lettres et il n’entendait que son souffle rauque et chaud. »

Parce que les Nazis tentèrent de tuer la dimension intérieure de la parole, en transformant la langue sacrée en pur gémissement, ou en aboiement, il y a Les Chemins de l’aube, qui est un grand livre sur l’impossible.

Sylvain Vergara, Les Chemins de l’aube, Editions Ampelos, 2022, 112 pages

Elie Wiesel a publié en 1961 son premier roman intitulé L’Aube

http://editionsampelos.com/

https://www.leslibraires.fr/livre/21471227-les-chemins-de-l-aube-sylvain-vergara-ampelos?Affiliate=intervalle

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