Liban, un effondrement, par Charif Majdalani, écrivain

« Je passe ma journée à courir d’une banque à l’autre, à convertir des dollars en livres selon le taux officiel, puis à comparer ce dernier à celui des banques, puis à celui des changeurs, puis à celui du marché noir, à faire des calculs, à planifier des dépenses moitié en chèque, moitié en liquide, avant de m’embrouiller et d’envoyer tout paître. » (1er juillet 2020)

Vous avez peut-être vu récemment au cinéma le beau film Costa Brava Lebanon, de Mounia Akl, évoquant les ravages écologiques au Liban, la corruption sur fond d’électoralisme et le désespoir des Justes. 

Professeur de littérature contemporaine à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, le romancier Charif Majdalani a écrit le peu réjouissant mais excellent Beyrouth 2020, Journal d’un effondrement, republié au printemps 2022 dans la collection de poche Babel, chez Actes Sud.

Le Liban est en ruine, la crise économique est gigantesque, les manifestations se multiplient.

« La destruction des paysages, des forêts, des montagnes, ne commença pas avec les barrages. Elle débuta bien avant et constitue l’une des conséquences irréversibles de la guerre civile. Il est rare de voir un conflit donner lieu à un mouvement intense de construction dont, paradoxalement, les effets dévastateurs s’avèreront plus importants que ceux des destructions et des ravages guerriers. »

Tentant vraisemblablement par l’écriture de supporter l’insupportable quotidien, l’auteur de Dernière oasis (2021), dont Nayla, l’épouse, est psychothérapeute, a écrit la chronique d’un pays en perdition, frappé le 4 août 2020, alors qu’il poursuivait la rédaction de son journal, par une explosion dans le port de la ville de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium.

Beyrouth est asphyxié, Beyrouth pleure, Beyrouth enrage, se redresse encore, se bat, mais pour combien de temps ?

L’exil, par exemple au Canada – mais où échappe-t-on aujourd’hui au feu ? -, n’est-il pas préférable à la désespérance journalière ?

Inflation, pénurie, gabegie.

Banqueroute de l’Etat, violence sociale, distanciation virale.

Le Liban ? « Arrogante petite Suisse qui se prenait pour l’héritière d’une nation antique, voire biblique. »

Charif Majdalani charge-t-il le trait ? Pas forcément.

Il y eut de belles années, les Trente Glorieuses furent clinquantes, on s’illusionnait : « Nous étions alors comme les habitants qui vivent au pied d’un volcan, qui cultivent leurs terres si fertiles, travaillent à s’enrichir, passent du bon temps en entendant les rugissements réguliers depuis les entrailles de la terre et des tremblements sous leurs pieds mais n’en ont cure, haussent les épaules, prétendent que ça a toujours été comme ça et que ça le sera longtemps. Jusqu’au jour où tout est emporté. »

Après la guerre civile de 1975, précise l’écrivain, les chefs de guerre remplacèrent peu à peu les politiciens (Pierre Gemayel, Camille Chamoun, Kamal Joumblatt, Saeb Salam), le général Aoun, « matamore imprudent et maladroit », parvenant à créer autour de lui une forme de cohésion.

La Syrie est omniprésente, nombre de jeunes veulent partir, le racket est institutionnel, Rafic Hariri, qui aurait peut-être pu faire bouger les lignes, est assassiné en 2005.

Les clandestins travaillent pour l’oligarchie bourgeoise, les générateurs donnant de l’électricité au bas peuple ronflent dans la nuit carcérale.

Embouteillages monstres, monstre du Covid-19, pensées noires.

Dollarisation du marché.

Le futur est une illusion, restent les souvenirs, prestigieux quand on est de la gent littéraire internationale : « Une brise se lèvre de temps à autre, un croissant de lune plus fin qu’une lame de cimeterre semble posée sur les branches de l’araucaria, en face de nous, dont Pierre Michon m’a appris il y a quelques années qu’on l’appelle « désespoir des singes », à cause du piquant de ses branches. J’ai rapporté cette information à Jean Rolon, un soir qu’on veillait là, avec Christophe Boltanski et ma femme. C’était la guerre de 2006, Rolin était à Beyrouth pour Le Nouvel Observateur et pour son livre sur les chiens errants, et Boltanski pour Libération. A quelques centaines de mètres commençaient la banlieue sud et les quartiers du Hezbollah, plongés dans l’obscurité la plus totale, ce qui faisait de la terrasse illuminée où nous veillions comme le dernier point habité du monde avant les ténèbres et le silence. »

Pénurie générale, notamment d’eau.    

Caisses noires, déficits publics, débrouille.

Gouvernement fantoche, dépression, indifférence des nantis dansant sur les braises, joie des spéculateurs.

« Sur un mur, ce graffiti que j’ai noté il y a quelques jours et qui possède à une belle inversion : Le régime souhaite la chute du peuple. »

Le mardi 4 août 18h07, c’est le désastre : « Soudain, le sol se met à bouger avec une violence incroyable, accompagnée d’une sorte d’affreux rugissement. Epouvanté, je sens la terrasse aller et venir comme une pauvre balançoire et je pense évidemment qu’il s’agit d’un tremblement de terre. […) En quelques secondes, le souffle détruit des dizaines de milliers d’appartements dans les immeubles et dans les tours hyper modernes. »

La population est hagarde, cherche à comprendre, et comprend trop bien.

La ville est mise à mort.

Hôpitaux et pouponnières se sont effondrés sur leurs occupants.

Heureusement, la jeunesse est là, debout, solidaire, contre l’Etat voyou.

Charid Majdalani conclut ainsi son journal : « Nos destins comme cette canette et ce cigare, jetés au vent. »

Charif Majdalani, Beyrouth 2020, Journal d’un effondrement, suivi de Cette routine du désastre, Journal intermittent, Babel (Actes Sud), 2022, 176 pages

Addenda – Beyrouth, été 2021 : « Je ne peux m’empêcher de penser que cette odeur est celle du cadavre près duquel nous vivons, le cadavre de l’Etat, et d’un pays mort – en tout cas dans la forme que nous lui avons connue. »

https://www.actes-sud.fr/catalogue/pochebabel/beyrouth-2020-journal-dun-effondrement

https://www.leslibraires.fr/livre/20262856-beyrouth-2020-suivi-de-cette-routine-du-desast–sarif-magdalani-actes-sud?Affiliate=intervalle

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