Paris bifrons, par Jean-Christophe Bailly, écrivain

« Je me souviens d’avoir été assez tard alerté par une musique qui me sembla extraordinaire, c’était celle d’une kora et elle venait d’une radio ornée de lumières clignotantes accrochée à une bicyclette qui s’en allait dans la nuit : ce que le récit africain de cette musique mandingue ouvrait dans Paris c’était bien sûr la signature de sa provenance mais aussi l’accueil extasié rendu vibrant grâce au silence qui accompagnait son sillage. »

Paris insupporte, Paris est un jackpot géant, Paris est dévitalisée, Paris sombre dans la vulgarité, Paris salit sa mémoire insurrectionnelle.

Oui-da, certes, assurément, et pourtant.

Paris quand même, écrit Jean-Christophe Bailly dans les trente-sept proses d’un livre publié aux éditions La Fabrique chez son ami Eric Hazan, spécialiste des barricades et auteur de l’excellent L’invention de Paris.

Dans Dépaysement, Jean-Christophe Bailly contournait savamment la capitale française, il lui fallait trouver le bon équilibre entre rage – contre les destructions urbaines et remaniements ineptes -, et élan.

Entre spéculation démente et brassage populaire, Paris est écartelée.

Les beaux quartiers excluent les pauvres, qui s’entassent de l’autre côté de la rose des vents dans l’insalubrité ? Oui, mais attention, le yin est yang, le yang est yin, Paris est une ville taoïste, tourbillonnante, ivre, multiple, étonnante.

Il faut lui demander de l’aide, la saluer sans flagornerie – touchez mon pied lustré, murmure la statue de Montaigne placée devant La Sorbonne -, se souvenir des promenades de Jean-Jacques Rousseau, sonné par un dogue, et si lucide dans ses égarements.     

Paris est par excellence ville de flânerie, Baudelaire n’est jamais très loin de l’amoureux de ses rues et passages, ce qu’a bien compris Walter Benjamin, dont la pensée irrigue le recueil de l’auteur de L’Apostrophe muette

Baudelaire a écrit, peut-être rapidement, dans Le Cygne : « la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », formule répétée comme un mantra, alors que les cœurs se brisent si vite contre l’intangible des murs et la dureté de l’autopréservation.

On peut à Paris, ville alchimique, chercher avec Apollinaire le merveilleux dans le plus concret, s’enchanter avec Breton des surprises du hasard objectif, et dériver sans fin avec Guy Debord et ses amis.

Le rêve et les fantasmes se mêlent à la réalité, Gérard de Nerval n’est jamais loin, ni le Céline de Mort à crédit.

Bien entendu, rappelle Jean-Christophe Bailly dont on sait le travail fondamental sur les images, leur puissance et leurs métamorphoses, Atget,  Cartier-Bresson, Brassaï, Doisneau, Jacques-André Boiffard, Robert Frank, Johan van der Keuken, Gilles Caron et Martine Franck (liste minimale) sont encore parmi nous dans l’imaginaire et les représentations générales, Paris est un palimpseste mais également une vaste iconographie.

Il y a les schémas directeurs, les plans d’urbanisme, mais aussi l’inventivité des passants.

Le philosophe très proche de Philippe Lacoue-Labarthe pense phrasé urbain, signatures, voix, mais aussi moments glissés, égarements rares, puissance des noms.

Parmi tant d’écrits, le petit récit d’Anna Maria Ortese, Le Murmure de Paris, est relevé, pour le rappel de la dimension d’apprentissage qu’offre la ville abordée, effleurée, à la façon du bras d’une somnambule touchant des riens.

Paris est une ville où l’on peut marcher sans fin, flotter, rencontrer le fantôme de Nadja comme les marchés les plus surprenants, des musées prestigieux comme des milliers de sans-abri, des rois et des gueux, des spéculateurs (voyez l’hôtel d’hyperluxe qu’est le Cheval blanc et la transformation de la Bourse de Commerce en temple du kitsch artistique) et des rêveurs, des bricolages architecturaux et des édifices solennels (le Panthéon dont Tzara espérait la disparition), aires inchangées et quartiers défigurés.  

Déplorant la disparation sournoise des comptoirs de zinc et la prolifération des terrasses, l’écrivain ne cache pas son dépit, comme il remarque avec stupéfaction la transformation de la rue du Château d’Eau en une sorte de ville-monde où les différences se juxtaposent plus qu’elles ne dialoguent (on se rappelle peut-être son livre sur la rue de Paris à Montreuil, conçu avec le photographe Thibaut Cuisset), analyse constituant l’un des chapitres les plus remarquables, et vivifiant, de son livre.  

Jean-Christophe Bailly, Paris quand même, La Fabrique éditions, 2022, 160 pages

https://lafabrique.fr/paris-quand-meme/

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