
« Je marche sur un sentier boueux. Des abeilles incandescentes bourdonnent dans la brume. J’ai peur de glisser avec ma lourde valise. Quelqu’un dit : « Regarde ton bras gauche. » Des flammes courent sur ma manche. Je jette la valise et me mets à retirer les lambeaux noircis, qui se détachent avec la peau. » (Luba Jurgenson)
J’aime beaucoup la collection Petite jaune – textes d’intervention de dimension 10 x 15 – des éditions Verdier où ont déjà publié Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Marielle Macé, Emmanuel Venet, Barbara Stiegler, Jean-Louis Comolli, Sandra Lucbert et Jean-Claude Milner, livres présentés dans L’Intervalle.
Quand nous nous sommes réveillés est en ce format uppercut une réflexion de Luba Jurgenson, spécialiste de Varlam Chalamov dont j’avais chroniqué l’excellent Le Semeur d’yeux (2022), sur l’invasion de l’Ukraine.
« Nous sommes en guerre, et il ne me reste rien de mon savoir sur la vie. »
La nuit du 24 février 2022, l’inouï se produisait, une agression armée que nul n’avait de ce côté-ci du bien anticipée.
C’est un cauchemar – incipit du livre -, la Russie bombarde l’Ukraine.
« Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller. »
On ne donne pas cher alors du Poucet qu’envahit l’Empire, et pourtant, contre toute attente, les Ukrainiens résistent, David est plus fort que Goliath.
Poutine veut rétablir la Russie dans sa plénitude historique, l’Ukraine est un détail, une virgule, une amibe, et pourtant.
Des nazis partout, et pourtant.
Voilà quelque vingt ans que le mythe de la grande Russie se renforce, à coups d’insignes – notamment le « ruban de Saint-Georges » -, de musiques patriotiques, de défilés de la jeunesse.
Propaganda dirige le monde, n’est-ce pas ?
Staline est notre ami, n’est-ce pas ?
Le temps s’est déchiré le 24 février 2022, maintenant nous voyons.
Terreur, menace nucléaire, jeunes hommes envoyés à l’abattoir.
Milliardaires, capitalisme, milices Wagner.
D’origine russe, Luba Jurgenson se souvient, de sa grand-mère impertinente et droite moralement, de la chute du soviétisme.
« En 1988, la perestroïka battait son plein, mais je n’arrivais toujours pas à croire à un « socialisme à visage humain ». Cela avait un air de déjà-vu. Le secteur privé ? Cela rappelait la Nouvelle politique économique de Lénine. La libéralisation ? Un nouveau dégel… J’ai fini par surmonter ma peur et prendre l’avion pour Moscou. Rien n’y avait changé en treize ans. Sauf une chose : les gens parlaient. Ce qu’on se confiait autrefois dans les cuisines, je l’entendais à présent dans la rue, dans les magasins. Ce que l’on chuchotait après avoir vérifié s’il n’y avait pas de micros était étalé dans les journaux. L’ivresse de la parole libérée. »

Chez Poutine, comme chez Trump et tant d’autres, le mensonge est valorisé.
On arrête les opposants, on tabasse les militants, on traite de complotistes les récalcitrants.
Walter Benjamin est rappelé : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. »
L’Ukraine est un pays martyr refusant la légende douloureuse.
« Il y a tant de fosses communes en Ukraine : celles de la guerre civile, de ses combats et de ses pogroms ; celles de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Celles des victimes de l’Holodomor et de la Grande Terreur. Et maintenant, celles de l’« opération spéciale »… »
La guerre, nous l’avions oublié et n’avions pas relu Platon interprété par Clausewitz, est la mesure de toute chose.
Un jour, on frappe à la porte.
On monte dans une voiture sans crier.
On disparaît proprement, ou pas.
« En URSS, se rappelle l’écrivain, on avait toujours de bonnes raisons de se sentir coupable. »
La guerre n’a pas un visage de femme, voilà pourquoi on les frappe si fort quand on est un homme russe (terme générique) ivre de son pouvoir. D’ailleurs, la Douma a voté le 25 janvier 2017 la dépénalisation des violences commises dans le cercle familial.
Chacun est maître chez soi, non ? Et l’Ukraine, c’est chez nous, que vous le vouliez ou non, petits pédés occidentalisés.
On kidnappe des enfants pour les rééduquer, on viole leurs salopes de mères, ce sont des actes de bravoure.
Mais, est-on certain d’être sufisamment réveillés ?

Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés, Nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine, Verdier, 2023, 98 pages


©Thierry Cardon
Un peu de paix et de beauté maintenant avec Langue de neige, ouvrage faisant dialoguer, de loin en loin, dans la dérive des névés, les photographies de Thierry Cardon et les poèmes, en français et en russe, de Luba Jurgenson.
Il ne s’agit pas de créer des équivalences, mais d’établir des rapports de poétique à poétique, en accordant au sentiment de la beauté toute sa place.
On est ici du côté du sublime, mais sans effroi.
Thierry Cardon photographie avec beaucoup de sensualité des vagues de neige comme s’il s’agissait de peaux humaines.
« chair blanche tout en courbes, / en mamelons : la naïade. Tu te tiens là, / face à la duveteuse et blanche impudeur / de mes flancs qui te capture encore / l’œil, tu le recouvres de ton regard pour / grisailler sa froideur. / Caresse volée (par moi ? par toi ?) qui / s’en ira avec la fonte des neiges. »
L’objectif accompagne le mouvement sculpté des surfaces blanches.

©Thierry Cardon
Il y a des empreintes, des chemins de pas de géant pour ne pas s’égarer, avant que la neige ne tombe de nouveau.
Traces, traits de chevelures abstraites, on est perdu dans l’immensité, et tout va bien.
Les fétus d’arbres sont des cils dans des paysages pour une grande part anthropomorphes.
On perçoit une rythmologie naturelle, quelque chose comme une musique des sphères.
Et des ombres s’avançant dans la clarté.
« On n’appelle pas au secours. / Mais l’ombre, elle, peut murmurer. / Peut se rêver entière. / On ne console pas. Mais on pourrait / écrire, en guise de légende : / incrustations de gel sur la vitre. / N’était la stridence noire des courbes. / Alors, on coche la case ‘irréparable’. »

Langues de neige, Thierry Cardon (photographie) et Luba Jurgenson (texte, en français et russe), réalisation Aude Garnier, Créaphis Editions, 2021, 80 pages

©Thierry Cardon
http://www.editions-creaphis.com/fr/catalogue/view/1257/langue-de-neige/?of=19
Merci à Guillaume Herbaut pour son amitié

https://www.editionstextuel.com/livre/ukraine
