Portrait du traducteur en porteur de pollen, par Luba Jurgenson, écrivain

Albrecht Dürer, L’Amour le voleur de miel, 1514, encre et aquarelle sur papier, 22 x 31 cm, Kunsthistorisches Museum

« Traduire, c’est comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous. »

Cinquième titre de la collection « Contrebande », dédiée à la question de la traduction, des éditions La Contre Allée – après les livres de Diane Meur, Corinna Gepner, Noémie Grunewald et Corinne Atlan -, Sortir de chez soi, est une interrogation de Luba Jurgenson sur le passage, depuis son enfance moscovite, d’une langue à l’autre, la française.

Nourri de notations autobiographiques et de poèmes, jusqu’à l’indistinction des noms – où est l’original ? qui signe ? -, Sortir de chez soi fait bien entendu référence à la période du confinement, et au besoin d’altérité, l’écrivaine, par ailleurs universitaire (de littérature russe), témoignant de sa pratique de la traduction au rythme de la marche urbaine, comme on trouve par exemple dans les cafés de Rennes André Markowicz travaillant sur les pages de Dostoïevski au son des conversations alentours.

« Pour traduire des vers, je dois sortir dans la rue. Bouger, dérouler la ville, faire ricocher les vers russes sur les façades pour les cueillir en français. »

Il y a une singularité Luba Jurgenson, qui a choisi de traduire de sa langue d’origine vers sa langue d’adoption, le français, en une manière d’apprivoisement et d’hommage à sa deuxième culture.

Comme un réengendrement.

« Je suis russophone par ma mère, mais par mon père – alors inconnu -, j’étais Protée, une infinité de possibles. » 

Ne pas se ressembler, ressembler à tous, puis choisir un père, une patrie, une langue.

Le poème se mélange à la prose, il y a continuité, consanguinité, transparence et opacité poétiques.

Les chapitres de Sortir de chez soi sont généralement courts, ce sont des fusées.

« Que le monde puisse se déverser d’une langue dans une autre me paraît un miracle aussi stupéfiant que de n’avoir pas été mangée. » / « Ecrire n’a de sens que pour faire vivre ensemble des choses qui dans la vie ne se rencontrent jamais ou seulement de loin. » / « Le scandale de la traduction n’est pas, comme c’est le cas pour l’écriture, la naissance du texte, mais l’inachèvement de l’achevé. »

Comment traduire en russe le « on » français ? par le « tu » ?

Les problèmes/beautés/vertiges commencent avec un simple pronom : « Mais « tu », c’est aussi un peu moi, il m’inclut ne serait-ce que l’instant de la lecture. Le « tu » compose un visage, le « on » simplement une tache claire à sa place. »

On ou om ? home ? homme ?

« Traduire permet de saisir quelque chose de ce chaos mental qui précède la naissance d’un texte. Je surprends la langue en train de parler toute seule – en langues. Les mots s’interpellent, comme les chercheurs de champignons dans la forêt. »

Le traducteur est-il le singe de l’auteur ? « L’auteur engage sa vie, le copiste non. »

Il y a cent copistes, mais un seul corps-auteur.

Quel est votre mot français préféré ?

Les écoles de mystère parlent de langue d’or. A l’origine, nous nous comprenions immédiatement, peut-être sans les mots.

Parle-t-on au paradis ? N’est-ce pas la chute qui engendre les langues ?

« Je (me) traduis pour entendre les (mes) âmes parler entre elles. » / « Il y a des vocations de poète, d’artiste, qui s’éveillent tôt. Il n’y a pas de vocation du traducteur. Ce n’est pas une vocation mais un devoir (et donc, l’âme). L’âme de la langue en appelle au sens de la responsabilité. »

Il y a des langues sous les langues, le traducteur les écoute.

« Traduire c’est servir – le texte d’autrui et le texte en général, servir la reproduction des mots comme l’insecte qui transporte le pollen. Si Homère et Dante n’avaient pas été traduits en russe, qui sait si nous aurions eu Mandelstam – sans doute pas tel que nous le connaissons. »

Voilà, le traducteur est une abeille.

Luba Jurgenson, Sortir de chez soi, direction éditoriale Benoît Verhille, maquette Valérie Dussart, Editions La Contre Allée, 2023, 112 pages

https://lacontreallee.com/

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