Le projet diapos, par Saul Leiter, photographe

C-000744, Sans titre (Central Park), sans date, Kodachrome, Boîte d’origine : « Personnel / Parc et amoureux » ©Fondation Saul Leiter

« J’ai toujours admiré les artistes qui s’en tenaient à un secteur restreint. J’aime bien le fait que Vuillard, par exemple, ait créé certains des plus beaux tableaux de l’histoire de l’art dans l’atelier de confection de corsets de sa mère. » (Saul Leiter)

La diapositive – combien dorment encore dans nos archives parentales ? – n’a pas toujours été reconnue avec la dignité que l’on accorde à la photographie papier.

C-005678, Sans titre, sans date, Anscochrome, Boîte d’origine : « Divers » ©Fondation Saul Leiter

Je me souviens pourtant de la splendeur des Kodachromes (film commercialisé depuis 1936) projetés par mon père, et de moments fondateurs face aux diaporamas accompagnés de musique, de la série Sœurs, Saintes et Sybilles, de Nan Goldin à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière (Paris) en 2004, de American Pictures de Jacob Holdt au Centre Atlantique de la Photographie (Brest) en 2007, et, très récemment, de l’œuvre de Boris Mikhaïlov à la MEP (Paris) – pour n’en citer que trois.

Après All About Saul Leiter (2018) et Forever Saul Leiter (2021), les éditions Textuel publient The Unseen, livre composé de soixante-seize diapositives inédites du maître américain sélectionnées par Margit Erb et Michael Parillo parmi dix mille clichés, la plupart des images ayant été réalisées à New York entre 1948 et 1966.  

Le genre relève de la street photography, mais surtout d’une capacité très personnelle à confondre réalité et abstraction dans un substrat coloré relevant de la merveille, comme si le quotidien le plus commun était illuminé à la façon d’un manuscrit médiéval. 

C-002001, Sans titre, sans date, Kodak Ready-Mount, Boîte d’origine : «[Métro] aérien»

©Fondation Saul Leiter

Saul Leiter (1923-2013), dont le père était rabbin, a-t-il saisi la quintessence de New York, comme il l’a fait, en noir et blanc, de l’amour et de la complicité sensuelle avec le livre – toujours près de moi – In my room ?

On ouvre les boîtes, la rue américaine est parcourue de taxis jaunes, des drapeaux flottent, la vie est un ensemble de touches colorées s’accordant mystérieusement.

Il pleut, il neige, les couleurs prennent du relief, comme s’il s’agissait d’une peinture à l’huile.

Il y a de grandes zones de noir, des voitures floues, le baiser d’une femme assise dans le lointain sur un banc à son amoureux – Leiter est un homme pudique, et ardent.

La photographe, qui utilisait souvent des films périmés, pense en peintre, s’enchante des aplats colorés, des fenêtres de vision, du spectacle des couleurs agissant comme des amers dans une nuit intérieure.

Les titres de ses images sont caractéristiques d’une longue imprégnation de l’histoire de l’art au contact de la contemporanéité, Feu vert sur fond gris, Une femme attend, Neige à Harlem, Reflets hollandais, Rideau rouge.

Les lettres lumineuses (W / Co / IUE / SPECIALT / AIR MAIL / LIQUORS / NG / RA…) disent l’effort de communication et la solitude existentielle de monades prisonnières d’un langage inconnu, cherchant les moyens d’une rencontre dans le flot incessant des signes.  

Ici une petite fille, là des silhouettes, et partout, par la force du cadre, la grâce de la géométrisation des rapports.

C-002939, Sans titre, sans date, Anscochrome, Boîte d’origine : « Rue » ©Fondation Saul Leiter

Saul Leiter se déplace esthétiquement, expérimente, teste la profondeur de champ, s’amusant très certainement de ce qui vient troubler la vision.

Il est dans la rue, mais, sur le fond, chaque photographie relève d’une cosa mentale.

« Lorsque nous regardons aujourd’hui les photographies de Leiter, écrit Michael Parillo, nous ressentons comme un hiatus étrangement charmant. D’un côté les vieilles voitures et la mode des fifties aux couleurs souvent fanées, qui évoquent sans ambiguïté une époque révolue ; de l’autre une vision intemporelle, peut-être même futuriste, qui nous permet de voir le monde comme seul Saul Leiter savait le faire. »

A 74 ans, Saul Leiter vendait à peine quelques clichés par an.

Son livre-phare, Early Color, qui connut un succès immédiat, fut publié alors qu’il avait 82 ans.

L’imagine-t-on ? Pour que la couleur en photographie accède au statut d’art, ce fut un long combat.

C’est le combat à travers les siècles de Venise contre Florence.

Saul Leiter, The Unseen, sous la direction de Margit Erb et Michael Parillo, design graphique Ramon Pez, design de couverture Agnès Dahan Studio, éditions Textuel, 2022, 160 pages

https://www.editionstextuel.com/livre/the_unseen_saul_leiter

https://www.saulleiterfoundation.org/

Exposition Saul Leiter aux Rencontres d Arles jusque septembre 2023 – ne pas manquer la vidéo finale

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