
© Dolorès Marat
« Grossesse, accouchement, enfance, sommeil, sexualité, rêve, maladie et décès : ce meuble apparemment anodin accueille toutes les étapes de l’existence humaine. Eminemment intime et personnel, il revêt ainsi une portée universelle. » (Clara Bouveresse)
Après avoir conçu le très beau coffret Femmes photographes (Photo Poche, n°160-162), l’historienne de la photographie Clara Bouveresse a imaginé un passionnant, et parfois espiègle, Photographies au saut du lit.
Voici un ouvrage parfait pour tous les clinophiles patenté(e)s, ou ceux qui s’ignorent encore frères et sœurs d’Alexandre le Bienheureux (ou Alexandra la Bienheureuse, du film de Pascale Robert).

© 2023 Imogen Cunningham Trust / Courtesy http://www.ImogenCunningham.com
« Ce livre, explique avec un brin de malice le communiqué de presse, dessine une histoire de la photographie allongée, invitant à voyager de lit en lit au gré des nuits et des rencontres. Nombre de photographes se sont emparés du motif, tout à la fois intime et universel, du lit, depuis les portraits mortuaires du XIXe siècle jusqu’au lit transformé en néo-bureau pour le télétravail au XXIe siècle. »
On fait de belles découvertes dans le 175e numéro de la saga Photo Poche, montrant une majorité de travaux féminins.
Ne pas faire son lit, ne pas se couvrir les cheveux lorsque l’on est une femme, ne pas ouvrir les volets à une heure raisonnable, sont des actes considérés comme inconvenables par les manuels de savoir-vivre à l’usage des jeunes et moins jeunes générations (école Mathilde de Rotschild).
La fronde commence là.
« C’est dans les lits ouverts, écrit, avec le détail réaliste qui la caractérise, Annie Ernaux citée en exergue, que j’ai appris à lire les taches. Toutes les femmes, liseuses de taches, par obligation transmise de laver, de nettoyer, « selon la nature de la tache », comme disent les conseils dans les magazines de « ravoir ». »

Courtesy of Silk Road gallery and the artist
Volume à visée universaliste offrant à Zanele Muholi sa couverture, Photographies au saut du lit comporte une véritable dimension de recherche, ce qui en fait un objet levant la curiosité – qui connaît en effet en France Marion Post Wolcott, Laure Albin-Guillot, Kati Horna (sa série Ode à la nécrophilie) ou la merveilleuse Américaine Donna Gottschalk documentant la vie de personnes lesbiennes et trans des classes populaires, ou la Panaméenne issue d’un milieu aisé Sandra Eleta ?
On peut le parcourir dans son ordre chronologique – de Lady Clementina Hawarden à Bieke Depoorter -, ou vagabonder selon son gré.
Certaines images sont connues, par exemple Nan et Brian au lit, de Nan Goldin (1983) ou un autoportrait de Claude Cahun (1914), mais la plupart sont à découvrir, ainsi la photographie de sa belle-fille vivant une grossesse douloureuse prise par Dorothea Lange.
Les légendes sont des véritables textes, partageurs, précis, érudits s’il le faut.
Le lit peut être une alcôve, un lieu de transgression (les amours féminines selon Alice Austen), un espace de soin (l’hôpital militaire d’Abbeville par la Britannique Olive Edis, une victime d’un raid aérien durant la Guerre civile espagnole par Gerda Taro) ou de surréalité (Jean Cocteau par Berenice Abbott), un témoignage de la condition sociale de ses occupants (Famille à Stepney, Londres, 1932, par Edith Tudor-Hart), un territoire de jeux (Lisetta Carmi), et tant d’autres dimensions encore.

© Lee Miller Archives, England, 2023, all rights reserved, leemiller. co.uk
Voici une famille gitane allongée dans sa caravane aux Saintes-Maries-de-la-Mer, par Sabine Weiss.
Marilyn Monroe au naturel par Eve Arnold.
Un drapé par Henri Cartier-Bresson.
Un lit de motel par Stephen Shore.
Deux garçons nus enlacés par l’Australienne Carol Jerrems.
Un autoportrait de Josef Koudelka étendu sur l’herbe.

© Donna Gottschalk
D’une grande variété styliste témoignant d’un regard ample de la part de sa conceptrice, Photographies au saut du lit enthousiasme par sa façon de déplacer les certitudes et de faire entrer son spectateur dans une histoire de la photographie abordée avec une profonde amitié envers le destin des artistes et de leurs sujets.
Je n’ai pas encore cité Ishiuchi Miyako, Ming Smith, Sophie Calle, Cindy Sherman, François Hers, Zofia Rydet, Alix Cléo Roubaud (quelle sensualité), Paz Errazuriz (voir le volume publié récemment par Atelier EXB et une exposition en cours à la Maison de l’Amérique latine, à Paris), Inta Ruka, Donna Ferrato, Graciela Iturbide, Rosalind Fox Solomon, Paola Agosti, Natela Grigalashvili, Jane Evelyn Atwood, Letizia Battaglia, Dolorès Marat, Corinne Day, Pesi Girsch, Pamela Singh, Ketaki Sheth, Klavdij Sluban, Yinka Shonibare, Alessandra Sanguinetti, Gauri Gill, Daniela Rossell, Karen Knorr, Shadi Gharidian, Newsha Tavakolian, Malala Andrialavidrazana, Laia Abril, Susan Meiselas, Tracey Moffatt.

© Stephen Shore / Courtesy 303 Gallery, New York
Comment ne pas sauter de joie ? et du lit.

Photographies au saut du lit, textes de Clara Bouveresse, direction éditoriale Géraldine Lay & Clara Bouveresse, assistantes éditoriales Nesma Merhoum & Axelle Aldon, iconographie Lydia Saïdi, création graphique Wijntje van Rooijen & Pierre Péronnet, mise en page Anne Ambellan, fabrication Sophie Guyader, Photo Poche n° 175, 2023, 144 pages
https://www.actes-sud.fr/catalogue/photographies-au-saut-du-lit