Histoires contemporaines, par Alexis Jenni, écrivain

Pierre Soulages, 2018

« Plutôt que sapiens, parce que sage faut quand même pas pousser, l’être humain serait davantage Homo narrativus, l’homme qui raconte, puisque raconter est notre nature profonde. »

Pendant trois ans, du 4 octobre 2019 au 8 juillet 2022, Alexis Jenni, auteur notamment de L’Art français de la guerre (prix Goncourt 2021), écrivit pour le quotidien La Croix des chroniques hebdomadaires.

Nous pouvons désormais les lire toutes ensemble dans le recueil intitulé Nous, paru aux éditions Gallimard.   

Oui, comment faire pour que les valeurs fondant notre communauté humaine ne se défassent ?

Comment faire face aux nouvelles distanciations sociales ?

Comment comprendre la guerre en Ukraine ?

Ni éditorialiste, ni pur intellectuel, Alexis Jenni se présente d’abord comme romancier, ses articles seront, à la façon de Hugo, et de Kamel Daoud qu’il admire, des choses vues.

Le ton est alerte ou inquiet, dominé toutefois par une douceur de partage envers le lecteur.

Jacques Chirac vient de mourir, et avec lui une certaine idée de la France comme de la politique (sourires et rouerie) : « On ferme, donc ; on ferme la France en noir et blanc, la France des vaches et des villages, celle de l’apéro au pastis et de la cigarette sans complexes, la France des DS noires et des élus qui abusent un peu, des hommes qui abusent un peu, et des femmes qui suivent sans rien dire. On ferme, et ce n’est pas si mal. Mon smoking noir est parfait pour le deuil d’une France ancienne que j’ai connue et ne regrette pas, pour le deuil de ce président qui s’était emparé du pouvoir qu’il avait du mal à exercer. »

La variété des propos crée des pétillements de curiosité (diversité est sa devise), pour le pistolet de Gaston Leroux (l’écrivain tirait un coup de pistolet quand il avait fini un roman), comme pour l’art de la cuisine des femmes dans les cités toulousaines (Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs, Albin Michel, 2017), pour les moustaches à Alger supplantées par les barbes dans le contexte du hirak algérien, comme pour la thawra libanaise, ces derniers feux des printemps arabes.

Alexis Jenni observe un détail, le tourne et retourne, le sculpte, avant que de l’inscrire dans une pensée d’ordre personnelle, historique ou socio-culturelle.

On visite avec lui un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), en saluant la détermination et l’abnégation des défenseurs de la nation, puis une exposition Soulages avec son fils adolescent cherchant à comprendre les mystères de la peinture – mais, papa, qu’est-ce qu’un grand peintre ?

On rencontre des médecins qui ne touchent plus leurs patients, et les cendres des forêts qui brûlent en des proportions gigantesques en Australie (janvier 2020).

Eloge de Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, cet homme à l’écriture tempête : « Ce que je lisais était lyrique, violent, coloré, exubérant et tragique, un peu sadique et très sexué, c’était dix livres en même temps mêlés dans le même, c’était plus qu’une histoire qui se racontait, c’était la littérature qui jaillissait comme un pétrole longuement cherché, dont le jet brutal monte vers le ciel après que l’on a fait un forage (…) Il y avait dans ce livre quelque chose d’archaïque et d’essentiel, une présence hallucinatoire d’images violentes et ensoleillées, puisées à ce fond du désir d’écrire que j’avais, et dans lequel, lui, Pierre Guyotat, puisait à pleines mains. »

Plus loin, Jorge Luis Borges et Laurent Mauvignier seront salués – un peu moins Michel Houellebecq.

Arrive le temps des confinements, « la revanche du grain de sable » (virus) arrêtant le flux, la vie numérisée (« selon les GAFA »), la perte du sentiment de confiance, l’apparition bientôt centrale de la notion de post-vérité, et l’adaptation tant bien que mal aux nouvelles règles, difficiles à accepter pour un écrivain composant ses romans dans les cafés.

Une bombe explose au Mali devant un convoi de soldats français, du sable du Sahara se pose sur la neige du Jura, un chat d’appartement mute en se transformant en spectateur assidu de séries Netflix, Thomas Pesquet fait du sport dans l’espace.

Le professeur Samuel Paty vient d’être décapité, Alexis Jenni écrit : « Que faire ? Je ne sais pas, j’ai raté mon examen de politiste, de criminologiste et d’islamologue. Mais plutôt que d’en appeler à une « fermeté », dont on ne sait pas exactement le contenu et les moyens, si ce n’est, caché tout au fond, le désir d’expulsion massive d’une partie de nos concitoyens vers on ne sait où, accepter que l’on cherche et que l’on comprenne pour mieux lutter. Puisque le djihadisme se transmet par la persuasion, connaître les réseaux, connaître les gens, car ce qui nous protège le mieux, ce ne sont pas les militaires dans la rue, mais les services de renseignement aux aguets. Et puis nous avons besoin de l’islam, d’un islam de France infusé de rationalité et de valeurs républicaines, qui puisse lutter contre le djihadisme en offrant une voie qui ne soit pas l’excitation d’une mythologie sanglante. »

Aujourd’hui, les drones se sont encore perfectionnés, la reconnaissance faciale fait d’énormes progrès, et Jeff Bezos imagine le dépacement d’une partie de l’humanité sur des exoplanètes.

Je ne sais pas si les enfants seront protégés, mais, assurément, azimutés.   

D’ailleurs, les boîtes à trolls, analyse le chroniqueur, s’emploient activement à leur égarement.

Alexis Jenni, Nous et autres chroniques, Gallimard, 2023, 206 pages

https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Alexis-Jenni

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