
« Les choses n’arrivent jamais comme on croit. » (Claude Sautet)
La neutralité axiomatique a bon dos, n’est-ce pas ?
Certes, tout est plus complexe, mais tout n’est pas si compliqué non plus.
Placardisés par les pouvoirs publics, les universitaires, sciences sociales en tête, ne seraient-ils plus, dans la camisole de leurs laboratoires désargentés, que l’alibi d’une pensée critique – essentiellement de gauche – dont, au fond, la cité n’aurait cure ?
Non, il faut sortir du bois, prendre place, prendre date, recréer l’agora, et s’inspirer de la vitalité pasolinienne d’une jeunesse en rage, quand elle n’est pas mortifiée.
Ainsi s’avance, debout dans la tempête et le contretemps salutaire, l’auteur de Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (2013), Patrick Boucheron, historien, médiéviste, professeur au Collège de France, tenant dans la rue son libelle, Le temps qui reste, comme autrefois Diogène de Sinope sa lanterne en plein jour, cherchant un homme, et en trouvant, voilà la bonne nouvelle, de nombreux.
Il suffisait de le dire, de nous le rappeler, et de nous rassembler.
Les collapsologues ont raison, mais la délectation morose est mauvaise conseillère, qui aliène la conscience au prix d’une jouissance morbide.
Nous pouvons partager avec tous le diagnostic de nos effondrements – politiques, environnementaux, psychiques -, mais, attention, que ceux-ci ne nous masquent pas « le temps qui reste », pour nous renouveler, inventer, vivre, en un mot aimer.
Patrick Boucheron, c’est une pensée, précise, malicieuse, percutante, mais c’est aussi le timbre d’une phrase à la frappe singulière, comme celle d’un troubadour de haute sapience égaré dans des déserts appelés Macronie ou autres galaxies malades de ce type.
Dans quatre ans auront lieu de nouvelles présidentielles, autant dire pas grand-chose à l’échelle de la catastrophe.
En s’attendant au triomphe de l’extrême-droite, ne le précipite-t-on pas avec d’autant plus de vigueur que l’effroi nous attire ?
« Fatiguées, les défenses démocratiques lâchent l’une après l’autre, sous les coups répétés des certitudes résignées. (…) Il est tard, il est bien tard, il n’est peut-être pas trop tard. »
Ne pas simplement relater, mais prendre position, affronter peut-être.
Ne pas seulement réagir, mais agir.
L’inquiétude du discours, oui, la solitude, bien sûr, mais croire aux duos – Patrick Boucheron/Mathieu Riboulet -, aux trios, aux assemblées, au peuple, alors que tout devient si inhospitalier (la Terre, la politique).
Nous n’habitons plus, nous survivons, nous attendons la fin.
Pourtant, une bonne partie de la jeunesse nous l’indique, nous pouvons encore nous soulever, nous attacher aux arbres, refuser la criminelle dévastation des sols.
Quelle heure est-il à l’horloge de l’Apocalypse ? se demandent l’historien et l’urbaniste philosophe Paul Virilio.
Günther Anders est cité : « Notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. » (Le Temps de la fin)
Mais, avance Patrick Boucheron, relisant Giorgio Agamben (Le Temps qui reste – même titre) commentant l’Epître aux Romains : la fin des temps n’est pas le temps de la fin, qui, par définition, est rempli de temps, d’une infinité de temps.
« L’histoire du temps qui manque ne saurait être totalement désespérante, écrit-il – parce qu’elle est aussi l’histoire du temps qui reste, qui n’est assurément pas un temps d’attente mais de prise de conscience de ce que nous n’avons pas encore perdu. »
L’orage va crever, l’orage crève, il faut faire crever l’orage avant qu’il ne nous crève.
Faisons le décompte de nos attachements, de ce à quoi nous tenons, de ce qui nous tient – leçons de pandémie, virale, climatique, idéologique -, et battons-nous pour le préserver.
Tout est prêt pour l’arrivée au pouvoir, à bas bruit, d’un parti xénophobe, fascistoïde – l’Italie, analyse l’historien, est l’espace où s’expérimente la politique européenne de demain, prenez-en acte -, d’autant plus accepté que la parole politique s’est considérablement dégradée, non pas dans l’indifférence de tous, mais avec la fatigue et la lassitude de beaucoup.
Guerre de tranchée.
Guerre aux pauvres.
Guerre aux réfugiés.
A qui souhaitons-nous obéir, ou ne pas obéir ?
Qu’avons-nous fait de notre sentiment de liberté devant la propagande de la peur ?
On a vu récemment encore la facilité de diriger les foules, de les contraindre, de les aliéner.
Patrick Boucheron pense avec Walter Benjamin, avec Marc Bloch, avec son ami l’écrivain Mathieu Riboulet, dont il ne porte pas le deuil, mais, sans relâche, fraternellement, le nom.
Le temps nous défait, voilà notre étrange défaite, mais il s’agit, dit-il, d’organiser notre pessimisme « pour ne pas désespérer du temps qui reste ».
Pas de ressentiment, mais un en-avant.
L’accoutumance à la catastrophe qui vient accroît notre sentiment d’impuissance.
Heureusement, çà et là, se lèvent des pythies – tous sexes confondus -, dont la colère est une gifle de réveil.

Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Seuil, 2023, 72 pages
https://www.seuil.com/ouvrage/le-temps-qui-reste-patrick-boucheron/9782021504965