
André Masson, The Kill, 1944, MoMA
« La Beauté m’était apparue en toi. Tu n’y étais pour rien. […] Dès notre première entrevue, j’ai eu peur de toi. Je savais que j’étais menacé, il y avait quelque chose en toi qui me troublait. » (lettre à Michel Leiris non envoyée par Marcel Jouhandeau)
On ne le sait de façon publique que depuis peu, mais Michel Leiris et Marcel Jouhandeau, qu’opposent pour une grande part leurs esthétiques et choix politiques, vécurent une nuit de mars 1924 une relation homosexuelle ressentie comme un moment d’absolu.
Ils s’étaient rencontrés un an plus tôt, dans l’atelier d’André Masson.
Un volume paru aux éditions Gallimard, conçu par Denis Hollier et Louis Yvert, rassemblant une centaine de lettres échangées entre 1923 et 1977, permet de retracer les étapes d’une amitié qui fut parfois houleuse.
En préface, Denis Hollier rappelle la venue de Michel Leiris à la messe d’enterrement de l’auteur de Chaminadour à l’église de Rueil-Malmaison en 1979, présence sûrement étonnante pour les endeuillés.
On trouve la présence de Jouhandeau dans L’Âge d’homme de Leiris, comme on trouve celle de Leiris dans Ximénès de Jouhandeau, dont l’article paru dans L’Action française le 8 octobre 1936 au titre plus qu’explicite « Comment je suis devenu antisémite » provoquera une nette rupture entre les deux écrivains.
Les lettres de mars 1924 sont cependant superbes.
Michel Leiris écrit ainsi à Jouhandeau : « Je suis aussi triste que vous. L’ornière de ma vie dénude mes os, et je voudrais leur donner la blancheur des squelettes d’oiseaux du Muséum, – mais il faudrait pour cela décolorer mon sang. Je crois que ce liquide qui obstrue mes veines rend mon âme toute lourdeur et grossièreté ; ne pouvant le supprimer, je voudrais lui donner au moins la transparence. Je serai chez vous mercredi et j’attends ce jour… »
Réponse : « Votre mot me trouble. Je l’ai relu dix fois cette nuit et ce jour et le seul souvenir de vous me fait retrouver partout la source si longtemps cachée de mes larmes qui sont un rajeunissement prodigieux. Il me semble qu’il n’y a qu’une autre fois que j’ai été ému comme je le suis devant vous. Le désir de pureté qui vous étreint m’attire et me gagne à vous. Comme j’avais besoin de vous. Comme vous aviez peut-être besoin de moi. »
Passent les fantômes de Max Jacob, de Jacques Rivière, de Jean Paulhan, Jules Supervielle, Raymond Roussel, d’André Gide, Armand Salacrou, Gabriel Bounoure, André Breton, Louis Aragon, Robert Desnos, Georges Limbour, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Vailland, Georges Bataille, Roger Vitrac, Georges Ribemont-Dessaignes, Joë Bousquet, Saint-Pol-Roux, du psychanalyste Adrien Borel, des ethnologues Marcel Griaule et Marcel Mauss, du marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler.
A Guéret, nombre d’habitants se sentant méprisés par le grantécrivain, on s’agite : « Les Pincengrain ont suscité à ma famille des myriades d’ennemis dans une ville de 10 000 âmes. Les pierres nous haïssent. Je vis presque en captivité dans ma chambre et notre jardin et encore le soir lance-t-on des fusées qui viennent par-dessus le toit et les murs troubler la sérénité de notre ciel et embraser nos fauteuils. »
Lassé de lui-même, Leiris pense souvent au suicide, il lui faut voyager pour se désennuyer, par exemple en Grèce, ou en Espagne, ou, bien entendu en Afrique, et tenter de réduire la distance entre les choses et lui.
De Nauplie, le 12 août 1927 : « Je suis de plus en plus persuadé que le déplacement est en soi un événement plein de noblesse, et que le déplacement matériel est une condition nécessaire au déplacement spirituel. Cela ne contredit en rien, du reste, cette espèce de constance et de roideur à laquelle je sais que tu tiens, comme moi, car cet unique point fixe est la portion éternelle de nous-mêmes, le pivot autour duquel nous devons (non seulement métaphoriquement, mais réellement) faire tout graviter. »
Ecrite durant la célèbre Mission Dakar-Djibouti, la lettre datée du 4 février 1932 est un trésor : « 1) La plupart des endroits sont beaucoup trop civilisés, mais il reste cependant des coins qui réalisent assez bien l’outre-monde, et ce ne sont pas toujours les plus éloignés. Un débouché de sauvages nus, de l’autre côté d’une rivière que vous êtes en train de passer, est toujours chose très émouvante. De même un sacrifice de poule au cours duquel l’égorgeur parle doucement au sac de toile immonde et rapiécé qui est son fétiche, comme un ami s’ouvre confidentiellement à un ami. 2) Si, tout compte fait, le noir n’est pas nécessairement plus sympathique que le blanc, le blanc des colonies est 99 fois sur 100 une indiscutable horreur. (…) 3) Le « progrès » est une chose encore plus manifestement hideuse dans ces pays qu’en Europe. Toute modernisation se traduit par l’amoindrissement physique des gens, leur démoralisation. Il n’y a pas de quoi être fier d’être blanc ! Les choses les plus belles sont vouées à la disparition et je ne vois pas comment on pourrait arrêter ce mouvement. Il n’y aura bientôt plus dans le monde un seul coin possible, sinon les lieux assez pestilentiels pour qu’il ne puisse être question, pour un Européen, d’y séjourner. »
Voilà, on peut s’arrêter là.
Vous avez dit France ?

Michel Leiris/Marcel Jouhandeau, Correspondance 1923-1977, édition établie par Denis Hollier et Louis Yvert, préface, chronologie et notes de Denis Hollier, Gallimard, 2021, 288 pages
*https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Marcel-Jouhandeau
