Evros, frontière de violence, par Bastien Deschamps, photographe, et Sophie Djigo, philosophe

 ©Bastien Deschamps

« Dans un tel contexte, documenter la frontière devient un acte de justice, un acte militant. » (Sophie Djigo)

L’Europe se barricade, nous le savons, plus ou moins, Bastien Deschamps nous le montre, avec force.

Entre la Turquie et la Grèce coule le fleuve Evros, l’antique Hèbre, devenu un enjeu géopolitique majeur.

Depuis 2012, afin d’endiguer le flux des exilés, l’Etat hellène fait construire un mur métallique, déjà long de plusieurs dizaines de kilomètres, et dont l’ambition est de couvrir la totalité de la frontière (192 kilomètres).

 ©Bastien Deschamps

En ce point de passage entre l’Europe et la Turquie, la violence est permanente. 

Dans une série douloureuse, de grande noirceur, le photographe fait entrer son spectateur dans le royaume des ombres et des traces infames.

Penser avec la frontière n’est pas qu’un travail documentaire, c’est aussi une tentative de créer visuellement, un territoire étrange, perdu, épouvanté, où la brutalité se donne à lire dans les peaux meurtries.

©Bastien Deschamps

Sous le tee-shirt, la marque d’un tabassage, dans le paysage des objets orphelins, en zone urbaine tous les signes de la misère.

Inspiré de l’esthétique japonaise du groupe Provoke pour son expressionnisme noir & blanc et son sens de la désorientation du regardeur, Penser la frontière, conçu avec la philosophe Sophie Djigo, est en quelque sorte un hématome géant.

« Le dos de Youssef, écrit-elle dans un texte ample et précis (Les nouveaux crimes de L’Orient-Express), ressemble à une photographie aérienne de la vallée de l’Evros. On y aperçoit les sillons gravés par les violents refoulements à la frontière, les traces de coups qui érodent la chair, creusent comme des gorges plus sombres à même la peau. »

©Bastien Deschamps

Impression de ténèbres, barbelés, silhouettes erratiques, miradors, soldatesque, et ballet terne des réfugiés dans les villes de Thrace.

Où dormir ? Qui appeler ? Comment survivre ? Comment se soigner ?

Ne pas être reconnu, se cacher les yeux, partager un plat de pâtes.

Communauté des relégués, des corps battus.

Ne pas craquer, ne pas se suicider, tenir encore.

Le papier glacé glace, c’est une surface impénétrable, nous renvoyant à la superficialité de nos consciences.

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Traitement inhumain, agissements iniques de l’agence Frontex, mépris des droits humains fondamentaux.

« La défiguration de l’espace va encore plus loin avec les pratiques du déboisement et de l’enrochement. Elles rompent avec l’hospitalité première de la nature, jusqu’à détruire l’abri ultime : l’arbre. Les bosquets ont donc été abattus et ne subsistent que des terrains vagues, des landes désolées. »

Caméras de surveillance, drones, canons sonores.

Peur.

Stratégie d’auto-invisibilisation.

Les barbares Cicones de l’Antiquité se sont transformés en militaires surarmés.

©Bastien Deschamps

« La frontière n’est plus un point de passage, mais un lieu mortel. Les décès aux frontières ne sont pas des accidents, ni des tragédies, comme on l’entend parfois dans certains médias. Ce sont les effets délibérés des politiques migratoires : le slogan « zéro clandestin » s’inscrit, on le voit bien, dans une logique meurtrière. »

– Vous assassinez ?

– Non, nous refoulons.

Notre frère est-il mort ou disparu ? et notre père ? nos sœurs ?

Walter Benjamin, en substance : nos édifices de civilisation sont aussi ceux des preuves de barbarie.

« Que s’est-il passé en 2700 ans, sur ces terres grecques, de l’odyssée imaginée par Homère à aujourd’hui ? Comment en est-on venu à cesser d’accueillir l’étranger comme un dieu ? A fermer les portes et frontières sans craindre les foudres de l’Olympe ? »

Des images d’objets provenant de la morgue closent le livre : ce sont les symboles de vies déchiquetées, niées, persécutées.  

Bastien Deschamps & Sophie Djigo, Penser avec la frontière, conception graphique Line Martin-Célo, 2024

https://www.bastiendeschamps.com/

https://www.editionsdunerivealautre.com/produit/penser-avec-la-frontiere/

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