Publier Aragon, contre son gré, par Gérard Berréby, écrivain, éditeur

« Le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique, il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. » (Lautréamont, Poésies).

En 1979, Gérard Berréby, poète, plasticien, publia une édition pirate du Traité du style de Louis Aragon, dont l’impertinence et la violence – positions contre l’Etat, contre l’armée, contre l’académisme littéraire… – ne semblaient plus convenir au fou d’Elsa soumis désormais à la discipline du parti de Staline.

Considérant que les grands textes du patrimoine littéraire doivent être disponibles – comme Philippe Sollers le fit, avec procès, en éditant dans sa revue des inédits d’Artaud -, Gérard Berréby posa un acte en éditant ce texte devenu introuvable : une première publication de 4400 exemplaires en 1928, suivi d’un autre de 1650 exemplaires en 1939, puis plus rien pendant quarante ans.

Dans un entretien avec Aurélie Noury, le fondateur des éditions Allia (créées en 1982) interroge les notions de publication, de droits d’auteur et de propriété intellectuelle. 

« Puisque j’aimais ce texte, affirme-t-il, je me sentais tout à fait libre de le transmettre à mon tour. Dans mon for intérieur, je ne piratais rien, j’assurais au contraire une continuité. D’une quelconque audace, je n’avais encore moins conscience. »   

Documents relatifs au « Traité du style » de Louis Aragon, est, à la façon des situationnistes, plus qu’un livre, c’est un montage de preuves, la constitution d’une archive, un monument patrimonial à transmettre aux futurs insurgés.

Des pages du livre alors édité en fac-similé (superbe travail du maquettiste Patrick Lébédeff) sont reproduites, notamment, ce fut une nouveauté, la 4eme de couverture laissée au surréaliste belge Louis Scutenaire : « Epitaphe. Ici gît Aragon Louis. On n’est pas sûr que ce soit lui. »

En effet, qu’était devenu Aragon en 1979 ? un apologiste de la terreur communiste ?

Cette nouvelle édition de 1000 exemplaires était bien entendu illégale, mais des libraires acceptèrent de la vendre, à Paris, Marseille, Bruxelles…, ayant pour certains dus subir les foudres de la justice (condamnations pour recel de contrefaçon).

Ambition ? Elargir la base, poursuivre par d’autres moyens la révolution, réveiller le grand Aragon ayant dénoncé dans son livre de jeunesse l’oppression du système, dont il se faisait désormais, adulte, l’un des matons.

De façon inattendue, le poète et son exécuteur testamentaire Jean Ristat décidèrent un an plus tard, en 1980, de republier dans la collection « L’Imaginaire », chez Gallimard, ce livre turbulent, l’édition pirate leur ayant probablement fait prendre conscience de l’importance de ne pas laisser Le Traité du style aux seules mains des voyous.

Mais, à qui appartient une œuvre de cette importance ?

Est-il normal que des ayants droit, parfois très éloignés de l’auteur, interdisent des publications, ou demandent des droits d’auteur exorbitants, empêchant de fait l’utilisation et la diffusion de documents précieux (voir les cas Broodthaers, Duchamp, Giacometti…) ?

Gérard Berréby, faisant l’éloge de Kenneth Goldsmith, fondateur du site non commercial Ubu Web (publication d’œuvres rares ou épuisées en ligne, site actif de 1996 à 2024), est sans ambages : « Ce sont des proxénètes, je n’ai pas d’autre mot à employer. Vous leur écrivez pour négocier des droits, et tac, ils appuient directement sur le tiroir-caisse et neutralisent tout. »

Plus loin : « J’appelle de tous mes vœux et de tout mon cœur tous les apprentis pirates à multiplier ce genre d’interventions. Si vous vous cantonnez au cadre juridique, la partie est perdue d’avance. Pour bousculer ce cadre, il est important d’agir malgré les ennuis que ça peut entraîner. Je regrette de ne plus pouvoir publier de livres pirates maintenant que je suis devenu un éditeur institué. J’ai presque envie de revenir à un fanzine tellement ce cadre juridique est lourd. (…) Je trouve le piratage très sain. Plus on en usera, plus ces institutions [fondations, etc.] seront mises en danger jusqu’à risquer de craquer de tous les côtés. Et puis c’est un effet boule de neige. Il suffit qu’un éditeur ose procéder ainsi une fois, puis un deuxième, puis un troisième, et ça fait jurisprudence. »

Gérard Berréby, Documents relatifs au « Traité du style » de Louis Aragon, direction éditoriale Aurélie Noury, chapeau et postface Nathalie Leleu, Edition Incertain Sens, 2024, 148 pages

https://satellites.univ-rennes2.fr/cabinet-livre-artiste/incertain-sens/

Autre document excellent, J’ose m’exprimer ainsi – offert en librairie – est un montage des phrases placées en quatrième de couverture des volumes Allia, simples citations extraites des livres publiés, formant, sans mentionner le nom des auteurs, un catalogue original témoignant de quarante ans d’activité.

Pas de résumé, pas d’argument, mais les mots des auteurs dialoguant entre eux en toute liberté.

A qui appartient une phrase ?

Je lis ceci : « Reviens ! Tout est pardonné ! »

J’ose m’exprimer ainsi, Allia, 2024, 80 pages

https://www.editions-allia.com/fr/livre/1024/j-ose-m-exprimer-ainsi

https://www.leslibraires.fr/livre/23577559-documents-relatifs-a-l-edition-pirate-du-traite-du-style-de-louis-aragon-par-gerard-berreby-gerard-berreby-incertain-sens?affiliate=intervalle

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