Dire ce que l’on ne peut dessiner, dessiner ce que l’on ne peut dire, par Anne Gorouben

©Anne Gorouben

« Ma mère me critiquait sans cesse tout en me comblant de cadeaux le soir de Noël. » (Anne Gorouben)

Auteure en 2011 aux éditions Les Cahiers Dessinés d’un premier volume de nature autographique, 100, boulevard Montparnasse, Anne Gourouben revient une nouvelle fois, chez le même éditeur (Frédéric Pajak), avec Une jeunesse au secret, sur son enfance passée dans le XVe arrondissement de Paris et sur les fantômes hantant sa famille.

Ce livre est aussi somptueux à contempler – 152 dessins au crayon gris -, qu’il est par son texte pourtant sobre émotionnellement éprouvant, Anne Gorouben plongeant au cœur de ses souvenirs et de sa psyché pour retrouver la petite fille et l’adolescente qu’elle était dans une famille certes aimante, mais d’une grande sévérité de jugement, allant très souvent jusqu’à l’humiliation. 

La dessinatrice et écrivaine expose ses blessures intimes, sans plainte, mais comme un constat désolant, tout en comprenant celles de ses proches.

Le crayon fore la mémoire, la mine graphique, utilisée avec une virtuosité sans ostentation, permet l’expression, dans un jeu d’ombres et de lumières constant, de scènes s’étant imposées dans le conscient et l’inconscient comme des moments structurants pour le devenir de la personnalité.

Deviens qui tu es, oui ; sois qui je veux, peut-être pas ; accomplis le destin que je n’ai pas eu, ou répare-le, ou sens-toi coupable, non.

En exergue de son livre, Anne Gorouben précise ceci : « En 2013, j’ai découvert les carnets du peintre Maryan au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme de Paris. Ces neuf carnets de dessins ont été réalisés par l’artiste pour son psychanalyste lors d’une grave dépression. / « Ce que vous ne pouvez pas dire, dessinez-le », lui avait dit le thérapeute. Dans ces carnets se mêlent scènes remémorées de l’enfance, du ghetto, des camps, et scènes oniriques. C’est un ensemble dont l’intensité est celle de la vérité. / En rentrant dans mon atelier, j’ai ouvert un carnet et j’ai commencé à dessiner mon enfance. Elle n’avait rien à voir avec celle de Maryan, pas plus que mes dessins avec les siens. Mais j’ai reconnu dans ces carnets un paysage à la fois familier et caché. / Mon enfance s’est déroulée à l’ombre des paysages de Maryan. »

Une jeunesse au secret est un livre dont le protocole est invariable, comme le temps immuable de la montre chez certains psychanalystes – vint minutes n’est pas vingt-et-une minutes : un texte, généralement court, sur la page de gauche, placé sous l’autorité d’un titre en résumant la substance, un dessin de l’autre, cela sur 320 pages.

La lecture est aisée, mais il serait idiot de se hâter, il faut s’attarder dans les blancs entre les mots et les phrases, comprendre le silence autour des paragraphes, ne pas craindre de s’aventurer du côté des noirs, imaginer la main qui trace, le bruit du crayon, le labeur menant à la libération des formes.

La famille est juive, le père, médecin, pédiatre reconnu, est un communiste stalinien très intelligent, les parents ont dû être cachés durant la Seconde Guerre mondiale quand ils étaient enfants, vivant au contact de familles d’accueil qui leur ont offert sécurité et affection.

©Anne Gorouben

Anne est regardée par sa mère comme une enfant difficile, au physique ingrat – obsession du poids -, surnuméraire au fond.

Chacun a du chagrin, mais ne peut s’autoriser à s’épancher – la petite Anne fera pipi au lit.

On réprime le corps en croyant contenir la tête, on crée des névroses, on se dégoûte des sanies et autres liquides humains.

Pages 48, 50 et 100 : « Dans la famille, j’étais celle qui crache dans la soupe, qui dit non quand tous les autres disent oui. Je suis devenue « l’ennemie de l’intérieur ». Mon grand-père paternel était si déçu par l’arrivée d’une seconde fille qu’il a longtemps refusé de me voir. Mes parents ont dû attendre encore cinq ans la naissance du garçon tant désiré. / Je n’étais ni l’aînée, ni le garçon. « A l’époque, j’étais tellement malheureuse que s’il n’y avait pas eu deux cents personnes à mon mariage, je serais partie après la naissance de ta sœur », m’a dit ma mère. « Avec toi, je ne savais pas faire. » / (…) Elle interprétait tous les chagrins comme des offenses personnelles / (…) Je pensais que l’amour de ma mère dépendait des compliments qu’on lui faisait sur mon compte. L’amour n’était pas donné – il se méritait, et dépendait de l’avis des autres. »

A chacun échoit une place : pour Anne Gorouben, diplômée de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, ce sera celle de l’artiste, celle qui déplace, qui dérange, qui stoppe peut-être les schémas et relance les dés.   

©Anne Gorouben

« Je voulais dessiner, c’est tout. Mes parents m’ont offert une année préparatoire aux concours dans un atelier privé. Ils me l’ont dit d’avance – compte tenu du prix très élevé de l’école, il n’y aurait pas de seconde année. (…) L’année de mon entrée en école d’art, mon grand-oncle paternel m’a offert sa grande boîte de pastes secs – un trésor. C’était une grande caisse en bois qui comprenait quatre plateaux d’assortiments de couleurs, un millier de bâtonnets en tout. Des pastels Giraud. Mon grand-oncle était né à Odessa, il avait été orfèvre et avait obtenu le titre de Meilleur ouvrier de France. Il avait toujours aimé dessiner et sculpter, et il se faisait une haute idée de l’art et du travail des artistes. Son cadeau était une véritable transmission.»

L’enfance est en danger – rencontre d’un exhibitionniste, répression de la libre pensée, non-dits -, grandir est un défi, il y a des joies, mais pas aussi beaucoup de drames (au passé, et au présent, ainsi les grands-parents renversés par un chauffard en Israël, le cancer du sein de la mère, et tous ceux qui nous atteignent sans que l’on sache nettement les identifier).

« Après le dîner, mon grand-père aimait que ses petites-filles lui grattent le dos aux endroits qu’il ne pouvait atteindre. Il adorait sentir nos petites mains, et nous, nous adorions lui faire plaisir. / Sur l’avant-bras gauche il portait des chiffres à l’encre bleue. Personne n’a jamais pensé à noter ce numéro matricule qui a disparu avec lui. / Mon grand-père nous promettait chaque année une chèvre pour Noël, ou un âne, que nous n’avons jamais reçus. Il nous racontait des bobards, par exemple, qu’il était entré dans le poste de télévision un jour de catch et qu’il avait gagné le combat. Il nous appelait gentiment Schmendrick – c’est-à-dire « idiot » ou « maladroit » en yiddish. Dans sa bouche, c’était un mot affectueux que finalement personne ne nous a jamais traduit. »

Les parents s’estiment – la mère devient orthophoniste à plus de quarante ans -, et forment un ciment que les disputes ne parviennent pas à fissurer, c’est un bloc, leur famille étant considérée comme exemplaire – ne surtout pas craquer le vernis.

La guerre et ses atrocités ne sont pas finies, qui tourmentent encore des années plus tard, le traumatisme étant d’autant plus intense qu’il n’est pas élaboré directement, fors les séances de psychanalyse où chacun est enjoint de se rendre. 

Le silence écorche.

On pense à Kafka, à Walter Benjamin, à la présence du passé dans le présent, aux hantises, à tout ce qui empêche comme à tout ce qui libère : l’art, l’écriture.

Anne Gorouben cite une phrase du Journal de l’écrivain pragois : « Qu’ai-je de commun avec les juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même et je devrais me tenir bien tranquille dans un coin, content de pouvoir respirer. »

Voilà pourquoi on écrit et l’on dessine Une jeunesse au secret, pour essayer de comprendre un peu plus qui l’on est, et se souvenir de tout pour tout oublier.

Un psychanalyste à la jeune femme : « Mais quel crime avez-vous donc commis ? » 

Anne Gorouben, Une jeunesse au secret, mise en pages Frédéric Pajak, Les Cahiers Dessinés, 2024, 320 pages

https://www.annegorouben.com/

https://www.lescahiersdessines.fr/

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Magnifique. Bouleversant.
    Je découvre Anne Gorouben.
    Merci!

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