Suivre le Furan, par Pierre Suchet, photographe, et Danièle Méaux, enseignante-chercheuse

©Pierre Suchet

Je vis depuis plusieurs mois au rythme lent du Furan, affluant de la Loire traversant Saint-Etienne en y demeurant quasiment invisible.

Le livre qui le montre, ambitieux, de format italien, est posé sur l’une de mes tables de travail, je l’ouvre régulièrement, respire avec les photographies à la chambre 4 x 5‘ de Pierre Suchet, riches en détails de toutes sortes, parcours des textes analysant selon des points de vue divers cette rivière méconnue d’à peu près quarante kilomètres.

De sa source (au Bessat, 1160 mètres d’altitude) jusqu’à sa confluence avec la Loire (à Andrézieux-Bouthéon, 359 mètres d’altitude), Pierre Suchet mène une enquête photographique dont l’aspect documentaire ne se dissocie jamais d’une approche poétique des lieux.

Il y a des chemins d’ombres et de fraîcheur, un calme souverain, le Furan/Furens est un royaume.

©Pierre Suchet

Le noir et blanc argentique lui sied bien, qui offre à ses rives la teinte renoirienne du film court Partie de campagne, mais aux zones de lumière magnifiées par la qualité de l’impression d’un livre d’une très grande élégance, la lisibilité des images n’éradiquant en rien leur part d’énigme.

Clarté et mystère, fougères arborescentes et fondrières, superbe des forêts et marques anthropiques.

 Les images sont taciturnes, réservées, grandioses et pudiques.

Sur les traces du Furan n’est pas strictement un inventaire, mais une invitation à dériver en ses marges, à marcher avec lui dans le paysage, à l’inventer.

Des barrages, des tunnels, des chaos rocheux.

©Pierre Suchet

Chaque tableau photographique reconduit, mais sans grandiloquence, la geste romantique, l’humain paraissant ici à terme, même s’il organise et aménage les espaces, superfétatoire.

Un village, carcasses d’habitations et de véhicules automobiles, grues, cascadelles, la grande ville n’est pas loin.

Les Stéphanois savent-ils que sous leurs pieds, sous les parkings, sous les places végétalisées, coule une eau domestiquée, une créature sans visage, un monstre pouvant quelquefois déborder de fureur ?

On pense à la Bièvre, à Paris, et à tant d’autres rivières traversant en catimini des agglomérations.

En apparence, on ne voit rien, mais le regard informé par les photographies du début du livre, et les textes qui le bordent, construit une tension, entre le bitume et l’eau, le couvercle et le grondement souterrain, entre la pelouse et le cours liquide.

©Pierre Suchet

A la sortie de la ville, le Furan se montre de nouveau, longé d’usines, de silos, de décharges, d’infrastructures précaires ayant pérennisé.

Pierre Suchet rétablit le Furan en sa personnalité, tout en observant la façon dont l’humain – aucun personnage n’est représenté – édifie sa présence à ses côtés.

Suivre un petit bout de bâton jeté dans un ru est un fantasme d’enfant.

Lorsque l’on est grand, on peut, tel le poète Franck Venaille descendant l’Escaut, ou Pierre Suchet le Furan, continuer à robinsonner, le savoir de l’honnête homme du XXIème siècle se nourrissant des rêves du petit garçon curieux de tout.

Avec brio, et toute la science dont elle dispose, Danièle Méaux, enseignante-chercheuse à l’université Jean-Monnet (Saint-Etienne), précise dans une préface ayant la valeur d’un essai : « Le géographe Elisée Reclus rêvait d’un regard « assez vaste pour embrasser dans son ensemble le circuit de la goutte [d’eau] ». Une ambition de ce type anime un certain nombre d’écrivains ou de photographes contemporains. Claudio Magris relate sa descente du Danube, Bernard Olivier celle de la Loire, Jean-Paul Kaufmann une remontée de la Marne [sans oublier Serge Airoldi amoureux de l’Adour] ; quant à Pierre Patrolin, il imagine une captivante traversée de la France à la nage. Des « hommes d’images » réalisent des travaux comparables : Bertrand Stofleth s’attèle à transcrire l’itinéraire du Rhône, Andrea Keen fait de même pour la Seine, Thibault Cuisset pour la Loire, Zoe Leonard pour le Rio Grande (qui prend sa source dans le Colorado et sert de frontière entre le Mexique et les Etats-Unis), Geoffroy Mathieu pour le ruisseau des Aygalades à la périphérie de Marseille… »

On peut étudier une rivière d’un point de vue géographique, historique, écologique, industriel, imaginaire, la présentation dans ce livre d’images anciennes du fleuve et des demeures ou manufactures qui l’épousent permettant de comprendre que le paysage est aussi composé des méandres du temps – dans une dimension d’éveil de la conscience Jonathan Tichit photographie en couleur, au reflex numérique, la réalité subaquatique du Furan, ses surfaces et minéraux polychromes, les dangereux déchets humains s’y décomposant, dans un corpus se déployant à la lisière du fantastique.

©Pierre Suchet

La reproduction sous la forme d’un leporello inséré dans le livre d’un plan d’ensemble de la rivière réalisé en 1853 donnera à chacun l’opportunité de s’enchanter de la façon dont une eau peut découper un territoire, et dont les cartographes soignent leurs traits – possibilité de télécharger en fin d’ouvrage le QR code d’une application web cartographique (travail de Pierre-Olivier Mazagol).

On parle avec Camille de Toledo de la possibilité de faire de la Loire une entité juridique.

Si le Furan devait parler, en quelle langue s’exprimerait-il ?

Par leur livre ouvert aux chercheurs, Danièle Méaux et Pierre Suchet explorent les tours, contours et détours d’un bel inconnu.

Danièle Méaux / Pierre Suchet, Sur les traces du Furan, Une enquête photographique, textes de Danièle Méaux, Pierre-Régis Dupuy, Eric Perrin, Michel Depeyre, Georges Gay, Anne-Céline Callens, Georges-Henry Laffont, Jean-Luc Bayard, Pierre-Olivier Mazagol, photographies de Jonathan Tichit,  conception graphique Patrick Le Bescont, Filigranes Editions, 2024, 224 pages

https://www.filigranes.com/livre/sur-les-traces-du-furan/

Screenshot

https://www.pierresuchet.com/

https://www.leslibraires.fr/livre/24089816-sur-les-traces-du-furan-daniele-meaux-filigranes?affiliate=intervalle

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