
Le mécano de la General, 1927, de Buster Keaton et Clyde Bruckman
« Je finis par noter des phrases que je sais par cœur, pour passer aux suivantes. »
Apparaître dans un film muet burlesque, grotesque, atroce, merveilleux, appelé vie.
Commencer à bouger les lèvres, n’être entendu des spectateurs que par l’intermédiaire de pauvres cartons.
Ecrire de la poésie – vers libres et prose.
« La rime autrefois contrôlait le hasard tout en le provoquant. Elle agissait comme un aimant et comme un diapason. / Le vers libre aujourd’hui soulève la poussière de la prose, esclave du vent comme les drapeaux. » / « On n’écrit pas la même chose, en vers et en prose. Les vers suivent le cours d’une rivière, ses méandres et ses rives irrégulières. La prose est un mascaret qui remonte à l’intérieur des terres. »
Composer Silhouette parlante, alors qu’on est l’auteur – comme écrivain, poète, critique, photographe – d’une quarantaine de livres, chez Gallimard, aux éditions Le Temps qu’il fait, La Pionnière, La Dogana, Le Bruit du temps, Arléa.
Qu’écrit-on lorsque l’on n’écrit plus, ou à peine, et que l’on se nomme Gérard Macé ?
« Je n’écris plus, mais la poésie me revient par bouffées, la poésie qu’on savait par cœur et dont on a honte aujourd’hui. Elle ressemblait à des cerfs-volants, à des grenouilles, à des papillons, à des bateaux mal peints que nous hésitions à mettre dans le grand bain, tant ils avaient l’air d’être faits pour le naufrage. Elle ressemblait comme toujours. »
Il faut essayer de ne pas se répéter, mais pourquoi pas, il faut surtout tenter de dire mieux, de rater mieux, de réessayer mieux.
« Je jette un filet sur les choses, pour les protéger de l’orage et du néant. »
Que l’écriture relance la vie, que la vie relance l’écriture.
Souvenirs de la Bible, de Verne, de Michaux, des contes africains, de Homère, de Ovide, de Shakespeare, de Melville, de Nerval, de Proust, de Hugo, de Balzac, de Rimbaud, de Lautréamont, de Baudelaire, de l’enfance retrouvée à volonté, de l’histoire de la photographie, de ses spectres et de l’appareil à soufflet paternel, drôle de bête un peu inquiétante.
« A propos de lumière noire, ce qui me manque le plus dans la photographie telle qu’on la pratique aujourd’hui, ce sont les négatifs. Avec eux, le monde inversé qui métamorphose les glaciers du Grand Nord en rochers noirâtres, une palmeraie égyptienne en une touffe végétale éclairée par des phares d’auto. Sans parler des fantômes aux yeux clairs, qui nous dévisagent effarés. »
Pour qui écrire ? pour quelles lumières, blanches, rouges ou noires ?
« Au cri du paon dans une cour de ferme, / quand mon père / qui s’appelait Léon m’appelait de l’au-delà. »
Il reste moins de jours, mais il y a le présent, l’énergétique du verbe, le feu en soi, quelque part, le mystère.
« Trois fois au moins, j’ai rencontré Mamy Wata. Déesse des eaux, mi-femme mi-serpent, ou plutôt femme autour de laquelle s’enroulent les serpents comme les vagues autour d’un corps nu, elle promet la luxure au fond de l’eau, et même le paradis si on lui jure fidélité. »
Ne pas chercher, trouver, laisser les mots venir, n’être qu’un canal de profération, une parole intérieure portant des sandales en or.
Les livres se bricolent, comme l’existence, entre éther, morphine et goût des architectures fragiles.
Volutes de l’Art nouveau.
« Aller en forêt / avec une hache, / pour en rapporter un piano. // Avec une serpe, pour en rapporter un violon. // Avec une faucille, pour en rapporter une flûte. // Puis se laisser guider par un aveugle / pour écouter les bruits de la rue. // Se laisser guider par un sourd / pour écouter le silence / où se réfugient les objets. »
La poésie permet tout, les voyages dans le temps, les raccourcis, les liens les plus étranges, les beautés les plus folles, les saccages les plus intenses.
Vivre le naufrage du Titanic, porter les cendres de la cantatrice de E la nave va, de Fellini, se coucher sur les courbes de la mélancolie, avant de se redresser, intact, fier, sauvage.
Certaines pages donnent la sensation d’une écriture directe, parfaite, sans reprise.
« Plus de mascaret, plus de vase / et plus d’anguille dans la Vilaine, / que j’ai vue jadis à marée basse / se vider comme une baignoire, / puis se remplir à marée haute / en se couchant sous la vague. // Flux et reflux du désir / à l’âge des culottes courtes, / quand l’anguille remontait par les prairies / jusqu’à l’orée des maisons, jusqu’à la place / où les adultes jouaient aux quilles. // Moi j’observais les filles et les chevaux / devant la forge où le fer rouge / devenait un astre mort dans un seau d’eau. »
Le néant s’approche.
Que peut ? qu’a pu l’écriture ?
« Sur les chemins songeurs j’ai traversé / les rivières à sec de l’Antiquité ? // J’ai traversé les sables et les siècles / en m’épuisant à suivre, mais heureux, / le corps étranger qui me précède en dansant. // Aujourd’hui j’accompagne en pensée / le jeune garçon qui plonge, pour retrouver / son village englouti sous les eaux. »
Au fond, encombré de meubles et de souvenirs, nous ne cessons d’être des vagabonds.
« Le temps qui reste, une poche d’air sous l’avalanche. »
Hôpital, infirmières, infirmiers, et grâce d’être au monde, un peu moins, un peu plus, qu’une Silhouette parlante.

Gérard Macé, Silhouette parlante, Gallimard, 2024, 108 pages
https://www.gallimard.fr/catalogue/silhouette-parlante/9782073074218
