
Léonard de Vinci
Constat : « L’Europe est menacée dans son intégrité par deux puissances qui veulent sa désintégration, la Russie de Poutine et les Etats-Unis de Trump. La contre-révolution russe est ancienne, elle est impitoyable. L’américaine ébranle le monde en ce moment. Quoi qu’il arrive, les Etats-Unis ne seront plus la puissance protectrice de l’Europe. »
On ne peut penser la refondation de l’Europe comme foyer civilisationnel majeur, argumente depuis plusieurs livres le sinologue Jean-François Billeter, sans envisager une autre philosophie du sujet.
Ayant médité les propos profonds d’Héraclite et de Tchouang-Tseu sur la notion de processus, l’auteur de Lichtenberg et de Court traité du langage et des choses considère l’humain selon le paradigme de l’activité.
Pour voir et comprendre vraiment quelque chose, il faut savoir s’arrêter.
Retourner le regard.
Arrêter toute intention, toute projection.
Pratiquer l’art de la suspension du temps – shibari métaphysique.
Voir en soi, et se laisser voir par l’ensemble du vivant.
Entrer dans le calme.
Aller vers un état de pure présence.
Laisser se développer des gestes libres.
« L’arrêt, analyse l’esquisseur, est une ressource précieuse. Il permet de se laisser aller, un instant ou plus longtemps. Etre continûment soumis au vouloir épuise et finit par rendre fou. Ceux qui cultivent l’arrêt vivent mieux, et de mieux en mieux. »
Il s’agit d’un recentrement par le décentrement, et d’une attitude selon lui indispensable alors que l’humanité, orgueilleuse, avide de divertissements, égocentrique, court à sa perte.
« A un certain moment, écrit-il, il y a des années, j’ai eu l’intuition que tout est activité et que j’étais moi-même activité. J’étais de l’activité qui, de l’intérieur, se percevait elle-même et qui, à mesure qu’elle s’observait, se percevait de mieux en mieux. »
Le langage nous noue, il est créateur de monde – autant de mondes que de langues -, constitution du sujet dans le discontinu des expériences, possible inventeur de nouveau.
Nous sommes à un moment critique nous imposant un changement de point de vue, au risque de précipiter notre perte.
Ne pas imposer, refuser la lourder, esquisser.
Il convient de se mettre à l’écoute du hasard, d’affiner notre instinct, de chercher à s’autoconnaître – but, au fond, de la gnose.
Vivons-nous une nouvelle étrange défaite de la pensée ?
Concevoir une réalité nouvelle est un enjeu politique.
Le renouvellement de l’Europe viendra-t-il de l’autonomie accrue des régions, s’interroge Jean-François Billeter ?
Faut-il penser l’Europe selon une logique de fédération ?
Quel événement, semblable au stupéfiant Serment du Jeu de paume, entrevoir ?
Reprenant une analyse de Leo Strauss telle que développée dans Nihilisme et politique, le philosophe propose, contre les tenants du scientisme (pour qui seules les connaissances scientifiques sont de vraies connaissances), du culturalisme (il n’y a pas d’universel, mais des cultures particulières plus ou moins juxtaposées) et de l’historicisme (tout fait humain est conditionné par l’histoire), une appréhension nouvelle du sujet, observateur de ce qui le meut, de l’activité en lui, des mouvements qui le traversent.
Il y a de l’universel – lire son Contre François Jullien -, et une nécessité de d’abord se connaître avant que de chercher à changer l’ordre des choses, aujourd’hui capitaliste et assassin.
« La connaissance du sujet, conclut-il en maître zen, commence par une intuition : s’arrêter, fermer les yeux, ne plus rien faire d’autre que sentir de la présence, puis sentir que cette présence est activité, que cette activité est pour nous le fond de tout et que sans elle, pour nous, il n’y aurait rien. »
Dernier constat : « Nous n’avons pas conscience de la formidable machine objectivante que nous avons en nous et qui nous permet de voir, de nous déplacer, d’agir. Cette ignorance est naturelle, mais elle devient dangereuse maintenant que les promoteurs des nouvelles technologies entreprennent, pour accroître sans fin leurs profits « d’augmenter » nos dispositions naturelles. Ce faisant, ils nous empêchent, non seulement de les développer, mais même de les connaître, de nous en faire une idée. Ils nous mènent, asservis, dans la direction opposée à celle que nous montre le génie de Léonard de Vinci. »

Jean-François Billeter, Nouvelles esquisses, éditions Allia, 2025, 80 pages
https://www.editions-allia.com/fr/livre/1082/nouvelles-esquisses
