L’espèce Fahrenheit, par Galia Ackerman (épisode 4)

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Galia Ackerman, essayiste, éditrice et traductrice d’origine russe installée en France après avoir séjourné longuement en Israël, dissidente fondamentale, est aussi une excellente journaliste.

Travaillant sur Tchernobyl depuis 1998 (Les Silences de Tchernobyl, Autrement, 2006 – Tchernobyl, retour sur un désastre, Folio, 2007), son dernier ouvrage, Traverser Tchernobyl (éditions Premier Parallèle) est indispensable pour qui souhaite garder les yeux ouverts sur les réalités d’une catastrophe majeure, dont l’onde de portée depuis le 26 avril 1986 s’avère encore aussi terrifiante qu’incalculable.

Commissaire de la plus grande exposition sur le sujet au Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB) en 2006, Galia Ackerman dresse le portrait d’une zone (découpée en cinq niveaux de dangerosité) à la fois ravagée et particulièrement vivante : habitants ayant refusé de quitter les lieux (plusieurs milliers de personnes), passants en tenue de camouflage, liquidateurs, forestiers, artistes, ethnographes, scientifiques, écologistes, rôdeurs, trafiquants divers – recel de métaux, de viande et de bois contaminés.

Lisez et méditez ceci : « Un couple achète un lit en pin de Tchernobyl. Toutes les nuits, pendant que mari et femme font l’amour, qu’ils lisent ou qu’ils dorment, ils sont irradiés, certes assez faiblement, mais à raison de huit heures par jour tout de même. Vingt ans plus tard, auront-ils des problèmes de santé ? Un petit cancer ? Une insuffisance cardiaque ? Un glaucome ? Une chose est sûre : ils ne sauront jamais d’où provient le bois de leur lit. Et ne pourront donc ni comprendre, ni accuser qui que ce soit »

« Espace à la fois post-apocalyptique, sauvage et paisible, où règne en maître une contamination radioactive invisible, inodore et sans saveur », la zone de Tchernobyl provoque l’effroi autant qu’elle fascine, que l’on songe par exemple à la ville modèle de Pripiat (49 000 habitants) devenue ville fantôme (« Pompéi soviétique », « ville infectée au plutonium pour les vingt-quatre mille prochaines années au moins »), à la silhouette d’un radar militaire ultra-puissant au cœur de la forêt ou à la luxuriance d’une nature débarrassée de l’homme et pourtant placée sous maléfices.

Riche d’une vie secrète aux multiples visages, la zone interdite de Tchernobyl (appelée aussi zone d’aliénation), cernée de barbelés, est aussi lieu possible de « liberté intérieure, pourvu qu’on ait décidé, comme les babouchkas, de vivre hors de la société ».

C’est que la traductrice de La supplication (de Svetlana Alexievitch) et du Troisième Testament (de la mystique de Nijni Novgorod Anna Schmidt) place la recherche de la vérité au cœur de son éthique – on n’est pas l’amie d’Anna Politkovskaïa pour rien – ayant plusieurs fois résidé au cœur de la zone interdite afin de mener son enquête, et de vivre au plus près des témoins qu’elle interroge, ces désespérés, inconscients ou simplement obstinés par tempérament ou nécessités intimes ayant vite appris à connaître les codes de la survie en milieu irradié.

Témoignage glaçant de Nikolaï, corroborant les conclusions de la journaliste ukrainienne Alla Iarochinskaïa : « Que ce soit un sanglier ou un cheval de Prjevalski, les braconniers vendent leur butin à des boucheries industrielles, qui l’ajoutent à du steak haché ou du saucisson. »

Tchernobyl ? une des plus vieilles villes d’Ukraine façonnée par une importante communauté juive, victime de la « Shoah par balles », exterminée par les nazis « en deux ans, avant l’industrialisation du génocide », comme près d’un million et demi de Juifs en Biélorussie, dans les Pays baltes ou ailleurs en Ukraine.

La zone interdite ? « La plus grande décharge de déchets nucléaires de la planète – ils approchent les 2 millions de mètres cubes. » Y est notamment enterrée une partie des engins utilisés au cours des travaux de liquidation, eux aussi contaminés (les autres poursuivant parfois leur labeur sous d’autres cieux…), ce qui en volume et tonnage fait un ensemble considérable.

« Terre de sang » (expression de Timothy Snyder), l’Ukraine est ce pays où le malheur n’en finit pas.

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Sacha Sirota, guide, inspectant un champignon

Aujourd’hui, plus de huit millions de personnes vivent dans les territoires contaminés, en Biélorussie, Ukraine et Russie – 14 000 localités.

Quelle serait la situation si ceux qu’on appelle les liquidateurs (près d’un million de travailleurs) n’avaient pas risqué ou donné leur vie (espérance de vie de 50 à 55 ans) pour tenter d’endiguer une catastrophe nucléaire (nettoyages, construction d’un sarcophage aux proportions gigantesques appelé « L’Abri », avant qu’une « Arche » ne vienne elle-même le couvrir) dont les causes (et conséquences sanitaires) n’ont pas encore été clairement établies, la culture du mensonge étant de la part des autorités concernées une seconde nature ?

« Ironie du sort, le dernier grand chantier du communisme, avant l’écroulement du système, fut justement le gigantesque travail de liquidation des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl… »

Dans un chapitre passionnant intitulé « Remémorer et représenter Tchernobyl », Galia Ackerman revient sur le montage de l’exposition dont elle eut la charge au CCCB, saluant le courageux travail du grand scientifique Vassili Nesterenko à Minsk auprès des populations touchées par la catastrophe (menaces du pouvoir) et son soutien indéfectible à Iouri Bandajevski (condamné à huit ans de réclusion) sur ses recherches concernant les répercussions sanitaires de celle-ci.

On peut apprécier en outre ici que l’auteure de Femen (Calmann-Lévy, 2013) ne masque pas ses critiques envers Svetlana Alexievitch (prix Nobel de littérature 2015, rappelons-le) à propos de capacités de conteuses prenant le pas sur la vérité factuelle (trop de réécriture, de voyeurisme et de manipulations littéraires), ainsi qu’envers Paul Virilio et sa vision eschatologique de la catastrophe, terminant sa réflexion par un portrait bouleversant de la journaliste Anna Politkovskaïa (lire Voyage en enfer. Journal de Tchétchénie, Robert Laffont, 2000), empoisonnée puis assassinée « à bout portant, dans l’ascenseur de son immeuble ».

Chacun a pu s’en rendre compte, nous vivons désormais à l’heure de la survie de l’espèce humaine, et de l’emprisonnement/destruction des opposants, ces dernières consciences.

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Végétation envahissant la ville de Pripiat

Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl, éditions Premier Parallèle, 2016, 230p

Découvrir les photos de l’auteur sur la page du livre mise en place par la maison d’édition  Premier Parallèle

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Vous pouvez aussi le lire en consultant le site de la revue indépendante Le Poulailler

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