
Il est bon de revenir régulièrement au noir pays du peintre ostendais James Ensor.
Danseurs macabres, ses squelettes inquiétants sont au fond bien plus amusants que les êtres de chair que nous sommes, et dont ils semblent se moquer sans retenue aucune.
De dimension carnavalesque, l’œuvre de James Ensor est faite de masques ricanants qui en savent bien davantage sur la condition humaine que les pauvres hères qui les contemplent en toute méconnaissance de leur destin.
L’enfer se mérite, voilà enfin une bonne nouvelle.
Avec l’intrépidité des faiseurs d’histoires, Benoît Damon a décidé d’entrer dans la mascarade de son plein gré, et c’est Retour à Ostende, beau livre au sourire de sphinx donnant la parole à huit tableaux du maître belge « Pierrot le Mort » vécus au surprésent naturel.

Ces morceaux d’abîmes et de rires viennent du Texas, de Bruxelles, d’Anvers, de New York, et d’Ostende bien sûr, qui les vit naître.
Ouverture : « Aujourd’hui, ce claque anthracite est devenu un peu large pour ton crâne dégarni ; à peine s’il tient de côté. Je me reconnais en toi comme dans un miroir. »
L’auteur passe du je, au nous, au on, au tu, farandoles de personnes, tristes sires figés par le froid, vivants et morts à la fois.
Des torrents d’images, des fantasmagories, l’ironie de Squelettes voulant se chauffer (1889), rois déchus vert-de-gris attendant qu’on leur lance des harengs alors qu’on les ficelle en phrases courtes, costumes taillés sur mesure, quand tombent en cascades les visions.
« Ne me regarde pas comme ça, je t’en prie. Et maintenant que je t’ai vue, retire cette coiffe en pointe. Enlève tes lunettes noires. Range enfin ce bâton de croque-mitaine à la petite semaine. Ramasse tes jupons et retourne chez les tiens. Tes godillots trouveront la route. Tu ne risques rien. Vole bas par peur des branches comme tu l’as toujours fait. Les mouches me suffisent bien pour tenir le coup. J’ai ma bouteille encore à moitié pleine. Ne t’en fais plus pour moi. Une autre apparition me délivrera bientôt du masque imbécile que voilà. Sors d’ici, vieille pousse-au-crime : sors avant que je me redresse. Je vais terminer ma bouteille d’un trait. Cette mascarade finira sans moi. Sors à l’instant. Mes mains tremblent. Ma cervelle bout. Prends garde. »
Apprendre à vivre consiste à savoir mourir, et Benoît Damon de sculpter des torrents de phrases interrogatives : « Que t’arrive-t-il ? Sais-tu seulement ce que tu dis ? Crois-tu pouvoir te défaire de moi comme tu abandonnes les jours à l’oubli ? Images-tu que je vais fermer cette porte, m’effacer dans la lumière du premier matin revenu ? »
Conteur cruel, emberlificoteur de première, l’auteur nous joue des mauvais tours, dégoisant ses formules comme on jette des sorts : « Ecolier souriceau ! », « Séraphin Salopiot ! », « Le suint presque incolore des existences moutonnières ».
Ça soliloque à tout va, ça claque des dents cariées, ça parle cash. Au lecteur alors de souquer ferme, aux petites bottines de trotter vif, s’il ne veut pas boire la tasse de vérité, bouillon de onze heures bien dosé.
Nous sommes au théâtre permanent, les saynètes se succèdent, et les marionnettes, têtes de choux bouillis, pleurent du verre dépoli.
Que dites-vous ? Répétez un peu pour voir, malheureux miroirs !
« Mues de couleuvres entre les cailloux de l’arpent. Tromperies à gogo. Paralysie et mauvaises dents. »
La fête ne fait que commencer.
Benoît Damon, Retour à Ostende, Champ Vallon, 2016, 204p