Lucette Destouches, épouse Céline est de ces livres précieux parce qu’ils fourmillent d’anecdotes savoureuses, et restituent, par la parole de témoins majeurs, l’atmosphère d’une époque.
Epouse du génial Louis-Ferdinand Céline, Lucette Destouches se souvient.
Elle a alors cent ans (cent quatre quand le livre se termine), rit beaucoup, se plaint un peu (des forces qui déclinent), s’enchante, en inlassable curieuse, de la vie, qui passe, revient, insiste.
Malicieuse, sa parole, scrupuleusement notée par sa complice de chaque jour, Véronique Robert-Chovin, est une fête pour l’esprit.
Incipit : « J’ai connu Lucette Destouches en 1970. Elle avait 58 ans et moi 18. J’ai suivi un an ses cours de danse et puis je suis partie. Je suis revenue en 1989. Elle avait 77 ans et moi 37. Depuis je ne l’ai plus quittée. Le lundi 13 novembre 1995, dans une boutique de la Compagnie de l’Orient et de la Chine, avenue Victor-Hugo à Paris, elle m’a offert mon premier carnet. « la grande défaite, c’est l’oubli », disait Céline. « Je veux que tu écrives au jour le jour ce que nous faisons et ce que je te dis », a souhaité Lucette. Aujourd’hui, ces carnets de près de 300 pages chacun sont au nombre de six. »
Nous sommes à Meudon, dans la grande maison que son mari acheta, afin qu’elle disposât d’un large espace pour ses cours de danse, auprès d’une très vieille dame, toujours couchée, qu’entoure de son affection fidèle un petit aéropage d’amis, notamment l’avocat François Gibault.
« Elle regarde sa vie comme on lirait un roman. La jouissance de la vie écrite. Une vie pourtant terrible. C’est sa rencontre avec Céline qui lui avait sauvé la vie. Sa mère ne l’aimait pas, son père qui voulait un garçon était indifférent. Son enfance avait été triste et solitaire et elle pensait souvent au suicide. »
La survie est un art que le couple Céline pratiqua avec assiduité – la fuite à Sigmaringen, la dureté de son emprisonnement (il perdit alors toutes ses dents, mais aussi son désir), la faim, le froid et la solitude au Danemark, la menace du souffle de la guillotine sur la nuque.
« Avant les événements, Louis aimait le luxe, il changeait de chemise deux fois par jour et faisais faire ses costumes en Angleterre. Il était coquet et soucieux de son apparence, et puis après le Danemark et la prison ça avait été fini. Je n’ai jamais vu quelqu’un se transformer à ce point, si brutalement, en si peu de temps. Pendant les dix années passées à Meudon, il ne se lavait plus, ne se changeait plus, vivait comme un clochard. »
Passent les fantômes de Mouloudji, Arletty, Michel Simon (et de sa guenon Zaza), Le Vigan, Abel Gance, Marie Bell, Gen Paul, Jean et Lili Dubuffet.
« Les trois qui avaient réellement compris Céline sont morts. Tout d’abord Roger Nimier. Il couchait dans les bureaux de Gaston chez Gallimard et il en faisait ce qu’il voulait. Il avait compris Céline instantanément. Puis il y avait eu Marcel Aymé, l’ami sincère, fidèle jusqu’au bout. Enfin Paul Morand, pourtant si éloigné de l’univers de Céline, un fils de famille héritier qui avait tout compris quand il le comparait à un pauvre chien d’aveugle. »
Le pudique Marcel Aymé ? « Le seul avec qui elle aurait pu refaire sa vie après la mort de Céline ».
Pour ses cent un ans, Pierre Bergé envoie une corbeille de pois de senteur.
Le temps sent bon, mais il est immobile.
Lucette repense à Céline : « Il imaginait des scénarios et ça l’excitait alors il se mettait à écrire pour relâcher la pression. C’était ça sa technique, fantasmer jusqu’au bout et comme se retenir de jouir puis tout jeter sur le papier. »
Le perroquet Toto siffle, il est l’heure de manger. Curieux d’ailleurs comme la nourriture a pris avec les années une importance grandissante.
A cent ans, ou plus, il n’est pas interdit de jouir : Garçon, s’il vous plaît, du champagne et du homard pour Madame Lucette Destouches !
Véronique Robert-Chovin, Lucette Destouches, épouse Céline, Grasset, 2017, 180p