
Il faut saluer une nouvelle fois l’intelligence et l’audace des éditions Les Hauts-Fonds (Brest), qui publient aujourd’hui, en deux volumes superbement présentés et traduits (travail d’Hélène Henry), une anthologie de poèmes du Pétersbourgeois Viktor Krivouline (1944-2001), quasi inconnu en France, ainsi qu’un florilège d’une dizaine de ses essais réunis dans un recueil intitulé Ville-songe.
Comprenant trente années de production poétique (1970-2000), Poèmes après les poèmes nous permet de découvrir l’œuvre d’un homme qui confondit sa vie avec l’écriture, abolissant les frontières entre le dehors et le dedans, établissant, dans un lyrisme fraternel, où la première personne du singulier cherche aussi à être une émanation du « nous », un portrait intime de l’homo sovieticus, gorgé de culture et d’angoisses propices aux exaltations désespérées.
« un Visage, il en est un, unique, mais en pièces, / grains de sable que happe un néant de béton, / abîme de l’Etat désert d’hommes ! » (juillet 1972)
N’ayant pas cherché à émigrer, quand d’autres espéraient respirer ailleurs un air moins vicié (Joseph Brodsky quitte l’URSS en 1972), Viktor Krivouline fut un poète du « sous-sol », diffusant ses textes, tel un Dostoïevski underground, par la voie des samizdats, dissident ayant choisi la langue des vers comme arme de résistance.
« Serait-ce l’insomnie qui rougit ces paupières, / ou le reflet de l’incendie ?… Ce qui périt n’est pas Troie – mais une ville à venir avec ses millions d’habitants. » (Cassandre, 1972)
Si la ville de Saint-Pétersbourg fut pour lui l’emblème de la dissidence, une lecture de l’œuvre de Krivouline comme simplement illustrative de la condition d’exilé intérieur en régime totalitaire serait erronée, tant le poète au contact de l’histoire semble plus soucieux de la matière même de son art que de réalisme photographique.
L’hiver est certes politique, mais de nature essentiellement métaphysique.
« L’esprit du sous-sol, telle la clarté première des apôtres / pointe aux fenêtres / s’échappe en nuages des caves. / Je bois le vin des archaïsmes. Je traîne aux banquets attardés, / mais il me reste – j’espère, je crois – mais non ! – / je voudrais croire – croire qu’après moi resteront / au moins des cendres, au moins des failles – seules traces / du Verbe éteint qui flamboyait en moi ! » (mars 1973)
Le temps, la déréliction, l’ennui, le sentiment de la disparition, le poids des jours, forment l’armature sensible d’une œuvre couverte de neiges et d’abstractions glacées.
Poésie est pauvreté, en cela richesse : « Un mot balbutié – et déjà il est mort »
Une grille rongée par la rouille. Un tramway noir. Un cimetière ou un palais. Un mammouth encore gelé. L’attente de la résurrection.
En 1998, Viktor Krivouline perd son fils, Lev. Gagné par le blanc, l’aphasie, l’impossibilité de dire, le recueil Requiem est une page déchirée, recollée, réécrite : « A ne plus être moi, moi aussi je suis prêt, / A retourner à Lui, Qui n’est pas moi, mais fureur et feu. »
« Lent est le naufrage – immédiat, le salut. »
« dans les espaces non euclidiens nous nous retrouverons »
Accompagné de gravures de l’Ukrainien Alexandre Aksinine (1949-1985), qu’admirait beaucoup Viktor Krivouline, Poèmes après les poèmes trouve en Ville-Songe, « vision historiosophique de la culture russe », un pendant théorico-critique passionnant, ces deux livres étant en outre unis par une même peinture de Valéri Michine (Le Pont rouge, 1996), se complétant d’une couverture à l’autre.

Hélène Henry : « Ces textes se lisent comme un bilan artistique personnel, un livre de mémoire, un guide « contre-culturel » de Saint-Pétersbourg. Ils font la chronique d’un nouveau temps des troubles, derrière lequel se profile le « farouche vingtième siècle », dont parlait Anna Akhmatova, la Russie soviétique cruelle, absurde et familière. »
A partir de 1989, et de la rencontre de sa compagne Olga, Viktor Krivouline « est soulevé par un élan créatif sans précédent » – l’Union soviétique implose en 1991. Il compose alors un très grand nombre d’essais, terriblement vivants (Maisons de Leningrad, terrain pour une errance : une enfance sans domicile fixe), d’inspiration généralement autobiographique, qui paraîtront essentiellement dans des revues allemandes.
A Saint-Pétersbourg, la génération de 1970 aura tenté de sauver le meilleur de la culture russe. A partir des années 1990, elle comprend qu’elle n’en a pas fini avec la difficulté de vivre. L’inquiétude persiste, que Krivouline tente de muer en ironie, notant les métamorphoses d’une ville tant aimée à travers les visages et parcours de ses amis.
Le lecteur francophone découvrira ici des noms. Ce sont des titans fragiles tentant de tenir debout dans les vents nouveaux (Maxime Iakoubson, Boris Ponizowski, Léonide Aronzon, Evguéni Mikhnov).
« Sur la perspective Nevski tombe le soir du mythe pétersbourgeois, les noms des rues et des monuments se mélangent et échangent leurs places. Et qui ici a besoin de noms ? Ils forment un nœud de serpents, qui déroule le fil des contes russes, celui qu’Ivan le simple reçut un jour en leasing d’une Baba Yaga haute comme un grenadier et dotée de moustaches de chats. » (Promenade printanière sur la perspective Nevski)
Les sous-sols pétersbourgeois auront abrité bon nombre de beaux corbeaux à l’aile cassée.
« Voici que tout plié il rampe hors du sous-sol, / il se glisse au-dehors – mais qui est-il donc / avec – intensité réduite – sa lampe héroïque ? » (Sonnet au « cocktail Molotov »)
Viktor Krivouline, Poèmes après les poèmes, anthologie présentée et traduite du russe par Hélène Henry, éditions Les Hauts-Fonds, 2017, 142p
Viktor Krivouline, Ville-songe, Dix essais des années 1990, traduits du russe et présentés par Hélène Henry, éditions Les Hauts-Fonds, 2017, 170p

Découvrir l’oeuvre d’Alexandre Aksinine
Merci de si bien comprendre et dire. Hélène Henry
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