Les rois du bois, par Caroline Lamarche

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Depuis les travaux sur les mythes de l’anthropologue britannique James George Frazer (1854-1941), tels que recueillis dans Le Rameau d’or (douze volumes parus entre 1911 et 1915), on sait qu’il existe un lien entre la souveraineté et le sacrifice, entre la violence et la royauté, et que le cerf, chassé, immolé, mais roi du bois, est une incarnation du sacré.

Dans La Chasse à l’âme, esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien (réédition La Völva, 2017), l’anthropologue et linguiste Roberte Hamayon rappelle le lien reliant étroitement le chaman, terme toungouse, au cerf, les chamans de la taïga portant lors des rituels « une couronne à ramures de cervidés en fer, stylisée », soucieux d’harmoniser les liens entre hommes et bêtes dans un espace essentiellement régi par la chasse et la dévoration : lors d’un grand rituel annuel, le chaman concrétise cet échange, en « épousant » une femelle cervidée imaginaire. Elle représente son espèce et, lui, son groupe humain. Il obtient ainsi, sous la forme du droit du mari sur la femme, le droit de chasser. »

Intitulé ironiquement Dans la maison un grand cerf, car la joie enfantine de chanter se heurte ici à l’implacable des rapports de force conjugaux, le dernier-né de la romancière et nouvelliste belge Caroline Lamarche (Carnets d’une soumise de province, 2004, La Mémoire de l’air, 2014) est un récit superbe sur la figure du père, et le lien qu’une femme peut nouer avec un homme qu’elle aura chassé, mais qui provoquera son exil.

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Profaner la beauté d’un machaon en lui brisant les ailes, achever « à coups de crosse » une corneille tombée sur le chemin (premier chapitre), sont des actes qui nous placent immédiatement au ban de la société, c’est-à-dire au cœur de son impensé de sauvagerie, faisant de nous les détenteurs d’un savoir fondamental.

Né la veille de la Saint-Hubert, évêque de Liège et patron des chasseurs depuis sa rencontre avec un cerf fabuleux portant une croix lumineuse entre les andouillers, le père de la narratrice, fille aimante, fille mal-aimée, fut ce roi que personne n’écouta.

M, l’homme tellement désiré, comblé de cadeaux, capturé, fut cet élu réparant symboliquement le tort fait au père.

« Bien que ma vie avec M ne fût pas à proprement parler un bonheur, au sens des prairies de l’enfance, mais une certitude que rien ne menaçait, une chose qui aurait dû exister éternellement, comme, à l’époque, les papillons. C’était la certitude que M serait toujours dans ma vie, étant pour moi celui qui écrit et lit sans relâche et ressemblant par là à mon père, qui, dans l’indifférence générale, tirait son fil de mots comme l’araignée suspendue dans le vide. »

On rencontre qui l’on doit, qui l’on peut, les hasards objectifs traçant la courbure de notre destin.

On joue, on s’enflamme, on lance les dés, on croit vivre, on est vécu.

« Il arrive qu’on se convainque à longueur de journée, pour toutes sortes de raisons raisonnables, que la personne qui partage votre lit vous conviendra jusqu’à la mort, alors qu’il suffit de la regarder dormir pour savoir que vous ne l’aimez plus. Mais moi je n’ai même pas eu le temps de ne plus aimer M, il m’a écartée de son sommeil bien avant. »

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La rencontre d’un libraire de la célèbre galerie Saint-Hubert de Bruxelles, « la ville des sirènes d’ambulance et de police les plus stridentes du monde », « cette ville dont les Bruegel dépérissent dans les musées où il pleut », est une nouvelle étape dans le mystère des nouages faisant la vie. S’associent alors deux êtres « nés pour l’anéantissement amoureux, la prodigalité et la ruine. »

Ami de Niki de Saint Phalle et de Berlinde De Bruckere, il devient son « mentor en art contemporain », son plus cher complice, avant de mettre fin à ses jours.

« Certains être frappés dès leur plus jeune âge par la présence de la mort font de leur vie une course splendide pour lui échapper, mais le piège mis en place depuis le départ se referme au fil des ans. »

Lui rendant hommage avec une grande élégance, Caroline Lamarche révèle un homme secret, pudique, de dimension exceptionnelle, et son livre alors de retisser l’ensemble de ses motifs dans une phrase vortex aspirant tout sur son passage : le père isolé, M pleurant dans sa chambre, Bertrand devant la roue de Sainte Catherine, Berlinde De Burckere à la recherche d’un cerf, qui est un homme, qui est un père transfiguré, qui est le personnage principal d’un conte noir et beau.

Tout est fichu, tout est perdu, mais, chère Caroline Lamarche, il nous reste encore la possibilité de prendre une bière au Monk ou à La Mort subite, ou ailleurs, et d’assouplir les lignes de notre vie.

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Caroline Lamarche, Dans la maison un grand cerf, éditions Gallimard, 2017, 136p

Site officiel de Caroline Lamarche

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