
Anne-Lise Broyer pratique l’acte photographique comme un dessaisissement, une tentative d’éblouissement et de perte.
La dramatisation des instants participe chez elle d’une poétique de la voyance, d’une volonté d’opérer une sorte d’archéologie du présent permettant de relier espaces et temps dissemblables, pourtant profondément unis.
Passant par la littérature et l’érudition pour interroger notre façon d’être au monde, Anne-Lise Broyer cherche à dessiner en images les formes d’un secret, et reconnaître dans ce qu’elle photographie les images que crée le langage poétique, faisant des livres des espaces ouverts dans le visible.
Intitulée Journal de l’œil, sa dernière série d’images est un voyage au long cours, une enquête même, dans et avec l’œuvre de Georges Bataille, comme une tentative de partager avec lui silence et feu.
ALB Nogent – copyright Anne-Lise Broyer courtesy La Galerie Particulière – Paris et Bruxelles
Votre travail photographique s’élabore comme une véritable écriture poétique. Le silence et l’ellipse en sont-ils les principes fondateurs ?
Pour résumer ma méthode, je dis toujours qu’il s’agit peut-être de faire l’expérience de la littérature par le regard, ce qui est un peu comme lire en levant la tête, non par désintérêt mais par afflux d’idées, d’associations, de réactions, de mises en rapports… Marielle Macé l’explique très bien. On ne quitte pas la vie en lisant, on augmente ses capacités d’attention et ses manières de voir, on module son propre accès au monde. J’ai en effet commencé ma vie dans les livres, c’est ainsi que je suis pour ainsi dire « entrée » en photographie, avec en tête cette particularité du langage : image et magie sont composés avec les mêmes lettres. Chaque image que je peux produire contient ce voyage, ce secret, ce mystère. Les lieux que je photographie auraient-ils donc été déjà lus avant d’être vus ? Je veux le croire, il s’agit plus de reconnaissance que de trouvaille dans mon travail. Je reconnais dans le monde, un lieu, une chose qui appartient à mon monde de lecture… donc oui, le silence et l’ellipse car le chemin qui relie la lecture à la fabrication de l’image est secret. Je pense à Thierry Kuntzel : « Il ne s’agit pas tant de produire de nouvelles images, de nouveaux sons, que d’autres blancs, d’autres silences — des intervalles. Pas tant d’ajouter encore à une liste, longue, d’éléments que de joindre, disjoindre, rapprocher, écarter selon des voies inouïes, des composants connus, anciens, usés. Quelque chose comme ce mot approximativement, du modiste de Marie-Antoinette : le nouveau n’est jamais que ce qui a été oublié. »

Depuis plusieurs années, vous vous rendez sur les lieux où vécut Georges Bataille, et les endroits de prédilection du mythe bataillien, à partir d’une relecture de l’ensemble de ses textes. Pourquoi ce choix ? Est-ce par fétichisme ? Que cherchez-vous à comprendre ou ressentir ?
Je construis en effet, depuis environ six ans, une série de photographies réunies sous le titre Journal de l’œil (Les Globes oculaires). Aussi, Le travail prend, dans un premier temps, la forme de l’enquête, chaque détail pouvant nourrir de manière féconde l’élaboration d’un projet. Il s’agit dans cette recherche scrupuleuse, précise, de charger les images — comme on chargerait une pile — en lisant, en me documentant. L’image ne serait en fait que la surface émergée de l’iceberg. C’est ainsi que monte l’image, apparaissent les visions. Cette manière de réaliser les images (réaliser puisque chacune de mes photographies contient à elle-seule tout un film, enfoui) est singulière, lente et fragile. Le hasard ne sourit qu’aux esprits bien préparés, nous dit Pasteur.
Pourquoi ce choix ? Est-ce par fétichisme ? Par fétichisme non. La pensée de Georges Bataille est une pensée libre, fulgurante et sensible.
Je le cite : « La philosophie, en général, est une question de contenu mais je fais appel, pour ma part, davantage à la sensibilité qu’à l’intelligence et, dès ce moment, c’est l’expression, par son caractère sensible, qui compte le plus. D’ailleurs ma philosophie ne pourrait en aucune manière s’exprimer dans une forme qui ne soit pas sensible : il n’en resterait absolument rien. » (février 1961)
Sa pensée est fondamentalement humaine car elle est constituée de paradoxes. Elle va chercher du côté de la crudité, du primitif. Et ce qui m’intéresse au fond est la traduction en image de mon émotion, de mes impressions ressenties à la lecture de ces textes. Il s’agit d’une opération complexe et l’extrême difficulté de ce projet est de rendre compte de la puissance subversive de cette écriture, l’enjeu étant de fabriquer non pas des images qui illustreraient une pensée, mais plutôt de trouver des images justes, propices à produire de la pensée. Bataille,
pour reprendre les propos de Didi-Huberman (La Ressemblance ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995), accepte le danger de l’image ; il tente de conjoindre risque dialectique et figura. Il lui faut pour cela entrer dans la gueule de l’image, comme si l’image était un loup pour l’homme. C’est ainsi que cette série de photographies relève les angles morts. Cette série est travaillée par un sens de la dramatisation, elle engage l’humain, l’animal, l’animalité, la mort, l’art et contient son impossibilité. Cette expérience de l’image dit toute la sensibilité qui s’engage lorsqu’on se met à vivre dans l’écriture. C’est comme écrire sans écrire, travaillant mes séries comme un écrivain manie la langue, cherchant une scansion, un rythme, une musique.

Certains lieux vous ont-ils été fermés ou inaccessibles ?
Il n’y a que le temps qui ferme les lieux. Certains sont détruits, comme le quartier de La Criolla à Barcelone. Mais c’est sans importance, car certaines photographies n’existent que pour la légende qui les situe. En effet, qu’importe qu’une image représente par exemple un immeuble design très récent dont un pan de mur a pu m’intéresser pour sa matière rouillée et souillée si, en plus de questionner une forme, elle me permet de citer ce quartier de Barcelone mythique où André Masson et Georges Bataille se perdaient dans la débauche des nuits entières.
Pour le reste, c’est un travail d’enquête, de relations qui rendent possible l’accès à la terrasse de la maison de l’écrivain rue Saint-Étienne à Vézelay immortalisée par un cliché de 1948 où l’on voit Bataille tout sourire avec sa compagne Diane Kotchoubey de Beauharnais. «Après la chute du jour cesse l’agitation angoissée : je vais sur la terrasse m’étendre dans la chaise longue. Des chauves-souris tournent, filant comme aveugles, elles sortent du bûcher, de la chambre où nous nous lavons, rasant les toits, les arbres, les visages. Le ciel est pur et pâlit, des hauteurs en ondulations s’étendent au loin, par-delà le calme des vallées. Je décris soigneusement, avec insistance, ces lieux où j’imagine passer l’année :
la maison étroite au milieu des toits délabrés se hérissant, se dominant les uns les autres, une longue bande de terrain que divise une allée de buis forme une terrasse : cette terrasse, au-dessus des remparts du village, domine l’étendue des forêts des collines. Après une longue détente, l’absence du ciel étoilé me fait rire. » (Bataille dans Le Coupable) Je me suis fait très discrète au Savoy à Londres… Julie Bataille, sa fille, m’a donné son aval pour l’utilisation de tous les éléments qui feraient directement référence à son père. La Bibliothèque nationale de France, par l’intermédiaire de Guillaume Fau, a très facilement mis à ma disposition le manuscrit de l’écrivain, Histoire de l’œil pourtant classé Grand Trésor… Tout se construit avec patience et acharnement, mais tout se construit… La difficulté est plus de se faire « voyant » dans un monde parasité. Lamarche-Vadel disait : « La visibilité du monde se retire »…

Par quel livre avez-vous découvert Georges Bataille ? Quel souvenir en gardez-vous ? Les revues Documents ou Minotaure ont-elles beaucoup compté dans la formation de votre regard ?
Le Coupable, mais je dois vous expliquer comment… La lecture de certains livres est un événement… Celle du livre de Pierre Michon, Le Roi du bois, en fut un, une déflagration. Le livre était jaune, un linge or mat, c’était en 1996. Je me souviens des pages 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21 et 22 qui en constituaient le chapitre second et qui par la simple grâce d’une langue heureuse, sinueuse, et sublime, m’a véritablement révélé le sens caché du « paysage», en quelque sorte l’« origine du monde ». Ces pages ne sont autres que la description d’une apparition miraculeuse (mystique ?) d’une femme arrêtant son carrosse dans une forêt pour satisfaire une envie naturelle sous les yeux d’un jeune pâtre qui en fut à tout jamais bouleversé. L’action se passe à Némi, près de Rome. Dès lors je n’ai eu de cesse de vouloir, quand plantée face à bosquet, dans un bois, une clairière, mon Nikon à la main et dans le fantasme de voir —moi aussi — débouler un carrosse et la beauté qui en sortît —, de vouloir retrouver l’effet qu’avait pu me procurer la lecture de ce récit, l’éblouissement et de le fixer (la photographie comme une épiphanie, le paysage comme un «événement»). En faisant des recherches autour de ce fameux Roi du bois, je découvre qu’un chapitre entier d’un ouvrage de Georges Bataille s’appelait aussi Le Roi du bois. C’est donc en 1998 que j’entreprends la lecture du Coupable. Autre événement, autre déflagration… Ce livre embrasse toutes les formes, poésie, philosophie, littérature, journal intime… L’écriture de Bataille est exposée, Bataille se met en danger. Cette manière d’être, à vif, à fleur, dirais-je, je l’applique dans mon geste photographique. Mes photographies sont également exposées parce que j’y suis, pour ainsi dire, totalement.
Quant à Documents et Minotaure, oui, j’ai bien regardé les photographies de Boiffard, qui ont bien évidemment compté mais c’est plus dans une idée d’équivalence entre texte et image que ces revues m’ont appris. L’image était, avant elles, toujours là pour illustrer un texte, là les enjeux sont autres. Tout comme les photographies dans Nadja sont là pour remplacer des pans de textes que Breton ne voulait pas écrire, en l’occurrence des descriptions.

Votre travail au long cours à partir de l’œuvre de Georges Bataille ne peut-il être considéré comme une façon de clore un cycle de quinze ans de photographies ?
Oui sans doute. Les problématiques que pose un tel projet sont si vastes qu’à elle seule, cette série m’oblige à répondre à un nombre considérable de questions liées à la pratique de l’image. Aussi avec ce travail, disons que j’avance vite dans ce cheminement et ce dernier n’est pas sans douleur, j’y laisse des plumes comme on dit et j’aurai besoins sans doute, après un tel engagement, de mettre un peu en jachère le territoire que j’explore, ce pays où se croisent photographie et littérature. Je dis cela alors que me vient une envie incompressible d’aller me perdre mon Nikon et moi dans la lande anglaise de la famille Brontë… C’est Bataille qui m’emmène là-bas, Les Hauts de Hurlevent était son roman préféré… En tout cas mon travail s’en trouvera ébranlé, c’est certain. Par ailleurs, j’ai toujours vécu avec l’idée de l’arrêt… Je n’en ai pas peur, c’est presque un désir.

Pourquoi avoir choisi l’image d’une chouette dans l’exposition Dépenses à Labanque de Béthune (commissaire Léa Bismuth) ? Est-ce un autoportrait ?
Il y a plusieurs raisons. J’avais lu la correspondance de Bataille et dans une lettre de 1937 à Alexandre Kojève, il évoque la philosophie comme le principe du Hibou… Il y avait cette phrase aussi dans L’Impossible «le hibou survole, au clair de lune, un champ où crient les blessés». Cet oiseau du Monastère de Pierres vers Saragosse en Espagne a donc rejoint la série… Puis cette chouette est devenue La Dame blanche dans le texte Le trésorier payeur écrit par Yannick Haenel dans le cadre de cette même exposition. « Au fil des années, la confusion entre les traits nuageux de sa femme et le duvet lunaire de l’oiseau s’est précisée ; les paupières lourdes de Yuka, son teint de poudre, l’extrême indifférence de son sourire ont peu à peu confirmé le rapprochement, au point qu’il lui semble aujourd’hui incontestable que le portrait accroché au mur soit celui de sa femme. Mais alors, si elle est la dame blanche, se demande-t-il, moi, qui suis-je ? »
Que gardez-vous de vos années d’apprentissage à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris ?
L’interdisciplinarité peut-être. J’y ai beaucoup appris et pris. L’enseignement de la typographie par exemple a été très important : c’était comprendre l’image d’un texte. Je peux au-delà de la prise de vue, poursuivre mon geste photographique jusque dans la mise en page de mes ouvrages et le déployer dans l’espace pour concevoir mes scénographies. C’était le sésame pour moi. Intégrer une grande école publique et parisienne revêt toute son importance lorsque l’on a grandi dans un milieu modeste et rural.

Un livre comme Le Ciel gris s’élevant (Filigranes, 2007) n’est-il pas une sorte de chant d’adieu à la ruralité comme puissance poétique première, évidente, préservée ? Cet ouvrage ne forme-t-il pas un contrepoint à celui de Raymond Depardon sur la ferme de ses parents ?
Cet ouvrage est venu d’une nécessité. La ferme de mon grand-père, un paysan, une sorte de dernier des Mohicans en effet, allait être vendue. Ce lieu était mon terrain de jeux. Il fallait donc par ce livre dire adieu à l’enfance et dire adieu à un monde, celui qui me pousse encore, bien que vivant en pleine ville, à regarder le calendrier lunaire, celui qui explique les fatigues printanières par les montées de sève… Mais au-delà de mon histoire personnelle, je ne voulais pas tomber dans l’anecdote. Ce livre est en effet une réponse à La Ferme du Garet de la famille Depardon. Une quarantaine de kilomètres seulement séparent les deux fermes. Je voulais transformer cette ferme en une demeure qui pourrait bien être celle que renferme notre mémoire (à chacun) et sur laquelle s’ouvre notre mental lorsque le mot « maison » est prononcé.

Quelles scènes fondatrices de votre enfance pouvez-vous mettre en relation avec votre devenir-photographe ?
La ruralité contient une sorte de vérité. La nature ne ment pas et l’homme se plie à cette vérité. Je revois mes oncles, mes tantes, mes grands-parents plumer des poulets, des pigeons au milieu d’étoiles de duvet blanc volant, je les revois saigner des lapins, je revois le sang. Je revois mes oncles transporter sous les bras ma grand-mère morte, raide comme une planche, pour l’installer dans la pièce où le village viendrait la veiller. Je revois mon grand-père empailler des lapins et les accrocher dans son jardin afin de faire fuir les oiseaux. Je me racontais des histoires avec tout cela, un peu comme mon fils qui, regardant la poussière voler dans un rayon de lumière me demandait si elle avait des ailes.

Les thématiques de l’habitat, de la nature, de l’animalité, du sang, reviennent souvent dans votre travail. Votre espace de recherche est-il celui du conte et du Jadis, pour reprendre une notion chère à Pascal Quignard ? Vous êtes notamment très sensible aux écrits de Frazer et au mythe de Nemi. Votre livre Au roi du bois (chapitre II) (2008, Filigranes éditions) en témoigne.
Oui c’est plus ou moins conscient, il y a des réminiscences sans doute de cette enfance rurale… Je me suis intéressée au mythe de Némi en effet, il m’intéresse encore pour clore ma série librement adaptée de la vie et de l’œuvre de Georges Bataille. Je vous explique…
C’est en pleine guerre que l’écrivain arrive à Vézelay, la colline éternelle. Il y vit avec Diane Kotchoubey de Beauharnais. Il y rédige la fin de son livre Le Coupable. Cet ouvrage est fondamental dans l’œuvre de l’écrivain. Lui-même précisera qu’il est le premier qui lui ait donné une sorte de satisfaction. Ce texte m’a conduite au Rameau d’or de James Georges Frazer, un des premiers à avoir dressé, en 1890, un inventaire planétaire des mythes et des rites. Si cette étude en douze tomes peut être contestée d’un point de vue anthropologique et scientifique, il est indéniable que les recherches de Frazer ont irradié la littérature du XXème siècle. Bataille en fait directement référence dans un chapitre de l’ouvrage, il en reprend le titre Roi du bois. Ceux qui ont donc lu Le Rameau d’or de Frazer savent que Némi a été, avant la fondation de Rome, le lieu d’une royauté sacrée. On ne sait si lors de son voyage à Rome, en 1934, Bataille se rendit à Némi, dans ce bois encore sauvage où le crime était fondateur, mais l’écrivain s’en inspira directement lorsqu’il créa Acéphale. Aussi, et j’en suis persuadée, les bois de Vézelay (on sait que Bataille (Dianus, Roi du bois) y marchait jusqu’à l’épuisement), ceux de Némi (mémoire d’une dynastie funeste) et enfin ceux de Marly (théâtre de la société secrète de Georges Bataille) peuvent se mélanger, se superposer et même donner l’illusion de n’en faire qu’un et devenir un véritable territoire d’écriture. Et c’est ainsi que l’on peut croire que l’éclat de lumière du glaive d’or qu’Hippolyte, fils de Thésée, ressuscité par Esculape, brandissait inlassablement en tournant autour de son arbre sacré à Némi encore, est le même que le rayon de soleil qui frappa le plateau d’argent autour duquel les membres d’Acéphale se réunissaient en forêt de Marly, et qu’il est encore celui de l’or des fleurs de genêt pour lesquelles, au retour de sa visite des ruines de Tiffauges, le château de Gilles de Rais dont Bataille a retranscrit le procès, Jean Genet, «éprouva une sympathie profonde », le même que ce rameau d’or, le même que l’or sur la palette de Turner, le même que le trait lumineux coulant entre les cuisses d’une princesse à dentelle accroupie dans une clairière de Némi décrite dans le Roi du bois de Pierre Michon, le même que l’épi de maïs qui viola Temple Drake dans Sanctuaire de Faulkner dont la description du lac serait Némi comme le soutient Philippe Forest et en attestent les notes dans l’Album consacré à l’auteur américain dans La Pléiade… Je suis donc allée en repérages dans ces trois lieux. J’y ai miraculeusement repéré des similitudes. Le muret près du cimetière de Vézelay où se trouve la tombe de Bataille, n’est pas sans rappeler celui en ruine près du lac de Némi. La composition photographie de la vue du Morvan prise ne 2015 depuis la terrasse de la maison de l’écrivain en Bourgogne se rapproche miraculeusement de celle de la vue du lac de Némi captée pendant l’été 2010. Bataille aurait-il eu le mirage du miroir de Diane au moment de l’écriture de son fameux Coupable ?

Je dois retourner à Némi, près de Rome, revoir son lac et les bois qui l’entourent. Le lieu n’a pas changé, il en conserve son mystère. Le temple est détruit, on distingue sous nos pas des traces de voies romaines, la nature y est restée sauvage et pourtant ce lieu demeure une énigme. J’imagine très bien Turner, sa palette à la main, sur les pentes du lac, composant son Rameau d’or, s’interrogeant quant à la forme à donner à sa touche pour répondre à la force du lieu. Il a répondu par un « blanc », oui un trou blanc, vaporeux, un éblouissement, submergé sans doute par les forces qui irradient encore cet endroit qui, logiquement, étant donné sa situation, aurait dû se transformer en station balnéaire. Mais non rien, le trou d’eau et la nature luxuriante autour. Alors pourquoi retourner là-bas ? C’est dire peut-être qu’il s’agit de s’intéresser aux mythes dans la mesure où ceux-ci peuvent nous enseigner le présent. C’est croire que ces images à venir qui auront l’objet d’une métaphore de l’originarité montreront les forces insondables qui gouvernent le monde de la nature. Les premiers conteurs, comme les premiers récits sont le fait du chant. C’est la voix qui créait un espace poétique et fictionnel, adressé à la foule avant même le théâtre grec. La complainte du « Roi du bois » a un caractère toutefois paradoxal. Le lyrisme parfait de cette voix provient d’un corps en détresse (souffrant), comme autrefois Homère chantait Ulysse, dans son corps de pauvre aveugle, tout comme le crime qui s’est perpétué dans ce lieu paradisiaque qu’est Némi. Les siècles ont effacé cette présence de la fiction poétique par le corps du poète et nous avons retranscrit un récit épique. Il nous faudrait montrer que le poème est synonyme du présent et que la photographie pourrait participer à ce fait, au moins en donnant « de la présence », dans l’image, afin que cette voix s’entende à nouveau. La résurgence d’un présent purement poétique à l’image, pour idéaliste qu’elle soit, ne peut longtemps se maintenir si elle n’est un carrefour par lequel s’expriment les passions, les conquêtes des hommes. Le registre du « poème photographique » laisse place à celui de la fascination pour le corps qui le transmet. « Dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre où les deux amants se dénudent, le rire et la poésie se libèrent. (…) Les flammes du rire y pétillent. » (Le Coupable, Gallimard, 1944-1961)].

Vous continuez à travailler à l’argentique, et faites très peu d’images sur une année. Cela relève-t-il d’une volonté de densifier votre regard, de vous laisser envahir par la profondeur de l’instant, voire d’arrêter le temps, contre les notions d’automaticité, de flux et d’enregistrement permanents ?
J’ai très vite abordé la photographie dans son plus « simple appareil » : un modeste Nikon mécanique et un 50 mm. J’utilise encore l’argentique car il m’importe d’être dans cette matérialité, avoir dans les mains le film, le ruban sensible sur lequel s’écrit, s’imprime l’image dans ce fragment de temps où le noir est total, et dans le fantasme, certes farfelu, qu’au moment où le miroir se renverse, se reflète non seulement la lumière mais aussi la pensée.
Un appareil que j’ai choisi lourd, qui conditionne le geste, un geste lent. J’ai très vite compris qu’il ne s’agissait pas pour moi de fixer l’action, mais plutôt son retrait, l’image fixe plutôt que celle en mouvement. Penser que c’est plutôt à moi de me mettre en mouvement, que le mouvement appartient au spectateur, au regardeur, que le mouvement est dans les pages de mes ouvrages que le lecteur tourne, qu’il est dans le déplacement dans les salles de mes expositions. Le mouvement entre mes images, le spectateur l’inventerait selon des indices que je lui aurais donnés, suggérés. Et ce mouvement-là, n’est-il pas la définition de l’émotion ? Enfin, en lui donnant cette place importante, c’est croire que les images photographiques continuent à se révéler dans le regard du spectateur.
Le noir et blanc fut choisi pour la couleur du texte, quelque chose comme de la matière grise, comme si chaque grain du tirage était une lettre, une fonte, comme en filigranes, invisible à l’œil nu, réminiscence, archéologie du texte ou bien est-ce plutôt croire que mes photographies s’écrivent, peut-être sous l’œil du spectateur, pas simplement parce qu’elles convoquent de la littérature, ne serait-ce qu’en légende, mais parce que le grain des textes y volète, se confondant avec le grain des tirages argentiques. Je tente donc de me placer dans cette nécessité de trouver des images qui restitueraient l’évidence d’un texte.
Une économie du peu participe en effet de ce ralentissement, une image doit rester rare, elle est rare. Je crois, comme Hervé Guibert, que la pratique de la photographie n’a d’intérêt pour moi que précisément dans la résistance que j’éprouve à son égard, dans cette façon rétive, prudente de la pratiquer.

Vous avez été pensionnaire à la Casa de Velasquez à Madrid. Ce séjour en Espagne a-t-il été déterminant pour l’approfondissement de votre esthétique ?
Ce séjour a d’abord été déterminant pour amorcer ma série Journal de l’œil (Les Globes oculaires). Bataille a séjourné à Madrid à l’École de hautes études hispaniques entre les mois de février et juin 1922. Ce pays tient lieu de matrice pour son écriture, il y a vécu des expériences fondatrices, il y campe d’ailleurs plusieurs de ses récits (Histoire de l’œil, Le Bleu du ciel…). On peut retenir notamment l’événement du 7 mai 1922, à Madrid. L’écrivain assiste à la mort dans l’arène du torero Granero. Cette scène fait l’effet d’une déflagration dans son œuvre et reviendra comme une obsession. Je voulais donc moi aussi que ce pays tienne lieu de matrice également pour ma série, pour laquelle l’Espagne serait le point de départ. Je dirais que tout est franc en Espagne, la lumière, le contraste, la danse, la corrida… Et cette franchise fut très heureuse dans la fabrication de mes images.
Comment décrire votre corps lorsque vous photographiez ? Votre concentration est-elle très différente lorsque vous dessinez ?
Comme je vous le disais, ma pratique photographique est dans un premier temps très érudite, mais au moment de la prise de vue il s’agit de véritablement désapprendre afin de ne laisser place qu’à une très grande sensibilité. L’appareil photographique n’est alors qu’un prolongement du corps, une prothèse, c’est le corps entier qui fait écran. C’est très animal, je suis dans un état proche de l’effroi, je suis en alerte et donc en danger.
Quand je dessine, on est plus proche d’une transe. J’affectionne particulièrement ce moment singulier et rare où je sens le trait descendre dans le bras et s’échapper de la main.
Qu’attendez-vous de la pénombre ?
La lumière.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Journal de l’Oeil (Les Globes oculaires) – extraits, exposition d’Anne-Lise Broyer à la Galerie Particulière (Bruxelles), du 13 avril au 1er juillet 2017, Place du Châtelain, 14 1050 Ixelles – Bruxelles
Journal de l’Oeil (Les Globes oculaires) est soutenu par la DRAC Ile-de-France (Aide individuelle à la création) et par Labanque à Béthune. ce projet a été sélectionné par la commission mécénat de la Fondation nationale des Arts Graphiques et Plastiques qui lui a apporté son soutien
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