Vierge, deuxième livre d’Amélie Lucas-Gary, est un roman étrange, baroque, très inattendu.
Une jeune fille raconte à deux officiers, lors d’un voyage en bateau, l’histoire de sa conception, et la grossesse d’une mère n’ayant pourtant jamais fait l’amour.
Un paquebot vogue, un récit aux multiples épisodes se déploie, narrant l’errance d’une mère dans une France contemporaine qui n’aurait pas perdu le souvenir des Croisades et du Moyen Âge.
Il y a du fantastique et de l’enluminure dans. Vierge, une dérive picaresque, une rencontre de l’impossible, et la souveraine liberté du roman.
Vierge (éditions du Seuil, 2017) est votre second livre après Grotte, un roman publié en 2014 chez Christophe Lucquin Editeur. Avez-vous vécu les affres du second roman ?
Le deuxième est plus difficile à écrire aussi parce qu’on nous dit qu’il le sera, et je me demande si ce n’est pas surtout le premier qu’on écrit comme ça, sans y penser, sans juger.
Votre livre est construit selon une dialectique huis clos (une narratrice retraçant l’histoire de sa conception et naissance à deux officiers sur un paquebot) / errance (le voyage de la Vierge). Comment avez-vous pensé l’architecture générale de votre livre ?
Mon premier roman était le récit d’un homme qui vivait reclus sur une colline ; il y avait une parfaite unité de lieu, mais un découpage très net en dix-neuf chapitres. Avec Vierge, j’ai simplement voulu prendre le contrepied de Grotte. Pour voir si je pouvais.
J’ai imaginé l’errance d’Emmanuelle comme une longue phrase sans chapitre, à l’image d’une grossesse de laquelle on ne peut s’extraire sans l’interrompre. Mais il fallait un cadre pour tenir l’ensemble, une forme très précise, et j’ai choisi d’enchâsser les récits, comme les corps le sont durant la gestation. Le bateau, lui-même porté par la mer, était le décor idéal pour construire l’ensemble, comme on emboîte des poupées russes – mais ici c’est le récit de la fille, son discours, qui contient la vie de la mère, son voyage… Ce récit cadre, sur le paquebot, permettait de faire exister davantage la narratrice, et cette décision a révolutionné l’idée que j’avais de mon texte. Il avait une nouvelle épaisseur.
Enfin, je rêvais d’une temporalité incertaine pour le voyage d’Emmanuelle : un pays multiple, à la fois baroque et contemporain, où le passé persiste, et le futur s’invite. J’ai imaginé le Saint-Louis différemment, plutôt comme un bateau fantôme, en dehors de l’Histoire ; un décor abstrait comme un grand monochrome bleu, très beau. J’ai travaillé à l’inconsistance, presque irréel, du lieu et des personnages ; il n’y a pas de détail, peu de marqueurs temporels. Je vois ce bateau flottant au-dessus du monde : le surplombant pour le raconter.
Votre processus d’écriture est-il long ? Comment travaillez-vous au quotidien ? Avez-vous reçu des conseils de votre éditeur au cours de l’élaboration de votre livre?
Oui, c’est long je crois ; mais à quoi, ou à qui comparer ? Pour Vierge, cela m’a semblé long. Durant l’écriture, j’étais très seule. J’ai passé ma vie à y penser pendant deux ans.
Quand le texte a été accepté au Seuil, j’ai travaillé avec le directeur de collection et le roman a trouvé sa forme définitive ; en particulier la fin. C’était bien. J’ai ajouté les trois dernières lignes, en italique ; un vrai point final que je n’arrivais pas à poser toute seule.
Emmanuelle est au sens étymologique une envoyée de Dieu. Avez-vous conçu ainsi votre personnage ?
J’aime l’aspect équivoque de ce prénom ; son origine biblique et sa connotation érotique. On pense à l’héroïne du film des années 1970, et à Sœur Emmanuelle. Mais surtout, en hébreu, Emmanuelle désigne le messie, Jésus notamment, et dans mon texte, il s’agit du prénom de la mère. Cette inversion me plaît beaucoup : c’est bien la fille dans Vierge qui raconte et invente sa mère, son voyage etc. C’est d’ailleurs la mère qui meurt, et le roman qui accouche de l’auteure.
Que représente pour vous la basilique Saint-Denis où vous avez choisi de faire commencer votre histoire ?
J’ai beaucoup lu sur les croisades ; je pense en particulier au Saint Louis de Jacques Le Goff. Le Moyen Âge me plaît ; j’imaginais que peut-être c’était là que j’irais avec Vierge.
De la basilique, Saint Louis partait en croisade ; il traversait la France jusqu’à Aigues-Mortes où il s’embarquait pour l’Orient… Le trajet d’Emmanuelle épouse donc celui d’un croisé, ses points de départ et d’arrivée sont les mêmes, et sa fille vogue ensuite sur la Méditerranée à bord du Saint-Louis, comme les croisés vers Jérusalem. Je voulais que l’errance de mon personnage, un peu floue, dans un pays à la toponymie inventée, soit enchâssée entre deux villes aux noms bien réels. Cela cultive une forme d’incertitude qui désoriente. On connaît ces endroits – Engean, Laumnes, Élang, la Vergaugne, Riveaux, Tardes… -, sans les reconnaître.
J’ai bien sûr visité la basilique ; sa symétrie contrariée et le projet de reconstruction de la tour détruite m’ont interpellée. La copie et la reproduction – dans tous les sens du terme – sont des motifs qui traversent et structurent mes deux romans.
Et puis, il y avait la figure de Saint Denis, le saint céphalophore : le martyr décapité à Paris qui aurait porté sa tête à bout de bras jusqu’à l’emplacement actuel de la basilique. Ce trajet et cet effort ont nourri le voyage d’Emmanuelle. J’avais toujours sur moi une petite carte postale reproduisant une statue du saint décapité portant sa tête contre son sein ; la tête coupée, et portée, me semble un bel emblème des contradictions entre le corps et l’esprit, entre la croyance et la science, la vie et la pensée, et la volonté de les réconcilier.
Enfin, j’ai beaucoup travaillé avec des collégiens dionysiens, et c’est une jeunesse à laquelle je suis heureuse de me référer.
Dit comme ça, tout semble très pensé ; en réalité c’était intuitif, il y des choix que je comprends seulement aujourd’hui, maintenant que l’histoire existe.
Votre texte est troué de scènes relevant du registre fantastique, comme des surgissements de fantasmes. Comment avez-vous imaginé le tissage en votre ouvrage de registres littéraires très différents ?
J’ai travaillé à un texte ambigu, difficilement qualifiable : une langue souple et sensuelle, des ruptures de ton, de registre, une temporalité incertaine, etc. La littérature est un espace de liberté, où jouer, et déjouer. Avec Vierge, je voulais tester les limites du roman, de mon écriture ; voir jusqu’où je pouvais aller avec cette histoire. L’argument du livre, cette jeune fille vierge qui tombe enceinte, est invraisemblable, un peu grotesque, voire potache ; l’adhésion du lecteur n’est pas évidente et ce n’est pas forcément confortable.
Vierge est-il composé d’une succession de contes ?
Je ne crois pas ; c’est un roman picaresque, outrancier, qui se construit sur l’accumulation d’aventures, de personnages, de rebondissements…C’est peut-être un conte ; mais le terme me semble trop impliquer une intention philosophique, la volonté de délivrer un message, ou de décrypter le réel. J’espère au contraire écrire des histoires qui portent la même complexité que le réel, qui ne le simplifient pas et ne tiennent pas de discours.
Avez-vous lu Le rameau d’or de Frazer ? Quels sont vos sources d’inspiration ? Sont-elles essentiellement littéraires ?
Non je ne l’ai pas lu, mais le titre me plaît.
Les livres comptent bien sûr, mais autant peut-être que le cinéma, les arts plastiques, l’Histoire, la vie. Je pourrais vous parler de ceux que j’aime, de ceux qui me renversent, mais s’agit-il de sources d’inspiration ? Au moment où j’écrivais Vierge, je lisais beaucoup Julien Gracq par exemple ; les liens entre son œuvre et ce que je propose sont loin d’être évidents.
Que pense votre psychanalyse de votre désir de parthénogénèse ?
Je ne suis pas sûre de comprendre la question.
Il ne s’agit évidemment pas de moi dans Vierge ; c’est un vrai roman, une pure fiction. Je ne raconte pas ma vie, ni celle de ma famille, je ne me penche pas sur le milieu social d’où je viens, ou sur mon pays d’origine. Mon prénom donné à la narratrice à la dernière ligne est un jeu, presque un pied-de-nez, et il se réfère à mon statut d’auteur – pas à la mère, ou à la fille que peut-être je suis par ailleurs. Il était justement question pour moi d’inventer une genèse, avec le plus de liberté possible, surtout pas de revenir sur la mienne.
En revanche mon texte a une dimension réflexive. L’énigme que j’avais choisi de formuler, le plus justement possible, concernait les formes, les histoires, les idées ; d’où viennent-elles ? C’est plus métaphysique que psychanalytique.
De quoi relève selon vous l’onanisme important de votre personnage ?
Je n’ai pas le sentiment que ce soit si présent, si important, par rapport à quoi ? Emmanuelle n’est pas indifférente au désir, ni au plaisir. Pourquoi le serait-elle ? Si elle est vierge, ce n’est pas par principe ; elle est jeune, l’occasion de faire l’amour ne s’est pas présentée.
Mais l’onanisme a une place significative peut-être en ce qu’il relève du rapport au même, à soi. Et il y a aussi une confusion très forte, une sorte d’identité, entre l’héroïne, la narratrice et l’auteure ; on s’y perd parfois. J’ai le sentiment que l’héroïne est un avatar de la narratrice qui, étant donné qu’elle invente, est peut-être elle-même celui de l’auteure. Si celle qui raconte est aussi celle qui écrit, tout est possible ; cela justifie les aspects les plus rocambolesques ou invraisemblables de mon roman.
Qu’avez-vous découvert en écrivant Vierge ?
J’ai découvert le roman lui-même, cette histoire.
Dans Le Point aveugle, Javier Cercas explique que, pour lui, écrire un roman « consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble » (Actes Sud, 2017). Dans Vierge, j’ai formulé une longue intuition, une interrogation, plus que trouvé une réponse.
Ce qui m’a surprise en particulier, c’est mon prénom qui arrive à la fin, et cet aspect réflexif dont je parlais plus haut ; c’est presque involontaire, et je ne sais pas si je sais ce que j’ai fait.
Vous avez étudié à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles. Que retenez-vous d’essentiel de vos années d’étude ?
J’ai bien sûr des préoccupations visuelles, mais mon intérêt pour l’art est surtout plastique ; il est lié à des questions de volume, de forme, et d’équilibre plus que de regard. J’ai pratiqué, disons.
Surtout, mes personnages, Emmanuelle et la narratrice, mais aussi le gardien de Grotte, ont à mes yeux beaucoup de l’artiste dans leur posture créatrice, leur attitude, leur geste et leur désir.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Amélie Lucas-Gary, Vierge, éditions du Seuil, 2017, 182 pages