
Le Trièves est un territoire situé en Isère au sud de Grenoble. C’est un grand plateau protégé par les barrières du Vercors et du Dévoluy. La vie rurale n’y a pas disparu, elle y est même hautement désirable.
Installé depuis près de trente ans en ces terres hospitalières à son œil photographique, Emmanuel Breteau nous offre, dans un très beau publié par Arnaud Bizalion (Arles), deux décennies de reportages effectués au plus près de la population.

Les images sont en noir et blanc, parce que la ruralité en ces lieux célébrés par Jean Giono, voyez-vous, c’est un peu des Bucoliques de Virgile, soit un bloc d’humanité relativement préservée de la corruption générale.
Du passé oui, du passéisme non merci, mais surtout une incroyable vitalité au présent, le travail des jours, les labours, les bêtes, les contraintes, mais aussi les fêtes, les rencontres, le bonheur d’être ensemble.

De la classe unique Saint-Jean-d’Hérans aux anciens perpétuant les savoir-faire, Emmanuel Breteau dresse un portrait savoureux, sans folklore, d’une population qu’il connaît bien, bergers, vanniers, joueurs de rugby, brasseurs, éleveurs, boulangers, viticulteurs, commerçants.
Nous arrivons un beau jour de janvier 1997 par le train en gare de Clelles, face au mont Aiguille, et nous ne repartons plus.
Le cadre général d’abord : une barrière de montagnes impressionnantes, montrées plusieurs fois dans un tirage très expressif, aux pieds desquelles s’étale un ensemble de villages que le promeneur/spectateur découvrira peu à peu : Percy, Monestier-du-Percy, Mens, Prébois…

Un bouquetin joue aux acrobates devant le mont Aiguille, un alpiniste tente une ascension, tandis qu’en contrebas c’est la mondée des noix, la récolte des choux, la fabrication du pain, la mise à mort d’un cochon.
Vaches, brebis, agneaux, oies, chevaux, les animaux sont partout, et le respect à leur endroit évident, sans mièvrerie.
En ces montagnes alpines, la neige est épaisse, et les noirs profonds, parfois dramatiques, presque fantastiques sous le regard humble et droit de l’artiste, faisant songer au vers admirable de Corneille : « Le Ciel sur mon souhait ne règle pas les choses. »

En Trièves, où les tensions entre réformés et catholiques furent nombreuses, Dieu a fait de la terre une incroyable nourrice, féconde, généreuse.
En ce « cloître des montagnes » (Jean Giono), l’irruption de la modernité représentée par la construction de l’autoroute A51 ne s’est pas faite sans heurts, les opposants à son édification ayant su se faire entendre.
Des nouveaux venus sont arrivés, retrouvant des techniques anciennes (travail des labours effectués par des chevaux de trait par exemple), sous l’œil parfois goguenard des plus vieux.

Ginette : « Ils ont le projet de faire basculer tout le Trièves en bio. Mais le bio c’est une autre façon de travailler et je pense qu’entre faire de la viande aux hormones et le « bio, bio », on peut être dans une production conventionnelle raisonnable et locale. Puis acheter écolo… Si votre poulet bio vient des pays de l’Est, il n’est pas venu à pied ! »
Le propos ne manque pas d’humour, comme les images d’Emmanuel Breteau, attentif à la drôlerie spontanée du vivant.
Mais le Trièves est aussi terre d’immigration, ce dont témoigne la photographie d’une carte d’identité italienne, accompagnée d’un commentaire de son détenteur : « Le 20 février 1957 je reçois une convocation de l’Office d’Emigration. Un docteur italien et un autre français nous regardent les yeux, les reins, les dents et nous tâtent les muscles. Si tout allait bien, on nous donnait un billet de train pour partir le jour même à Milan. Notre convoi a quitté le quai de Reggio Calabria à 13h40, j’avais le cœur ravagé. »
Vous l’avez compris, Trièves n’est pas qu’un livre d’images, aussi superbes soient-elles, c’est aussi un livre de mots, de paroles, d’entretiens avec les villageois acteurs des mutations et de la permanence de la vie rurale.
Eric Vallier : « Quand tu vas dans ta bergerie, les bêtes se foutent de tes considérations. L’animal ça reste primaire. Lui sa priorité c’est manger, boire et procréer. Il te ramène à la vie. Mais ça peut être brutal, parce que si tu n’es pas dans ton travail, tu prends un coup de tête de brebis ou un cochon te mord. L’animal il t’oblige à être dans le présent. »
Alain Faure : « A Mens [où est désormais ouvert un musée du Trièves], la religion était très présente, avec les commerces où allaient plus les protestants que les catholiques et vice versa. Jusque dans les années 80, on sentait encore les querelles, mais maintenant presque plus. »
André Gros : « On pensait que la vigne allait se perdre. Mais une nouvelle génération est arrivée, avec des gens du pays et des nouveaux, ils débroussaillent, replantent et ils relancent le vin du Trièves. »

Trièves est un objet mémoriel, mais ce livre est plus encore, un regard d’artiste porté sur un monde qui ne cesse d’enchanter.
Eh, Il y a un concert au café des Sports samedi prochain à Mens.
Chers lecteurs, vous accepterez bien un peu de vin de Prébois ?
Emmanuel Breteau, Trièves, tournant de siècle, textes de Jean Guibal et Emmanuel Breteau, Arnaud Bizalion Editeur, 2017, 210 pages