Tout pour la lettre, par Daniel Mesguich, homme de théâtre

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Il y a chez Daniel Mesguich, metteur en scène, acteur, auteur, ex-directeur du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD), une volonté de faire théâtre de tout qui est absolument réjouissante, non parce qu’elle serait de l’ordre d’un histrionisme, mais parce qu’elle considère la langue comme scène et monde, et l’ordre des jours comme un plateau où réinventer sa vie.

Ami des maîtres Antoine Vitez et Pierre Debauche, Daniel Mesguich considère que le théâtre n’a pas de bord, et, puisque nous sommes joués, troués, ouvrés, en tant qu’êtres de paroles, il est de notre humaine condition de tenter d’y voir un peu clair en se mettant à l’écoute des voix en nous, et des phrases inaperçues formant la trame secrète de notre existence.

Grand amateur de Shakespeare, qu’il a maintes fois monté, admirateur de Jacques Derrida et d’Hélène Cixous (même regard porté sur l’Algérie, la pensée juive, le texte infini, la psychanalyse), l’auteur de L’éternel éphémère (Seuil, 1991) est un homme hanté, c’est-à-dire habité par l’écho des œuvres fondamentales en lui, celles de Paul Claudel, de Jean Racine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Jean-Paul Sartre (liste non exhaustive).

La publication récente par les éditions Gallimard d’un recueil de textes de six cents pages intitulé malicieusement, au pluriel, Estuaires est donc un excellente nouvelle, tant l’ensemble des textes regroupés ici offre de perspectives et d’occasions de penser la chose théâtrale, qui n’est pas un département parmi d’autres de la création, mais le foyer poétique de toute existence.

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Textes « à la teneur tantôt polémique, tantôt politique, tantôt philosophique, tantôt critique, tantôt « artistique », etc. », les écrits d’Estuaires forment un même fleuve dense, impétueux, aux bras dansants tels ceux de la déesse Shiva, ou les cheveux d’Ophélie se confondant avec les algues de l’estran.

Montés dans un ordre ne respectant pas la chronologie, mais une logique de passes, de passages, d’ouvertures, bien plus profonde que le temps de l’horloge, Estuaires est un éloge du théâtre comme on en lit peu, parce que celui-ci n’en finit pas d’insister, de nous déterminer, de nous jouer, lors même que nous croyons maîtriser les rênes de notre vie.

Il y a chez Daniel Meguich une écoute rare des vibrations de la parole, qui est une fidélité à ce qui bouleverse en elle, comme pensée, comme vérité, comme mythe.

A propos du vers racinien, et d’Andromaque : « Le vers n’est pas à prendre, au théâtre, pour une façon ancienne, ou précieuse, ou ampoulée, ou simplement très belle, de « s’exprimer », mais au contraire, comme ce qui empêche, précisément, de s’exprimer : une loi, imprimée à vif, qui vient barrer un désir.(…) La fin de la tragédie, sa « solution », ne serait pas, par exemple, que Pyrrhus ne meure pas, ou qu’Oreste épouse enfin Hermione, mais que tous parviennent enfin à parler en prose. A parler. »

« Car le vers n’exprime pas quelque chose, il s’exprime. Il ne s’adresse à personne, ou alors c’est à Dieu, au théâtre, à Racine, à un projecteur, que sais-je ? Le vers est un cri, une bouteille à la mer, un appel lancé, non plus à quelqu’un, mais à l’appel lui-même. Un désespoir des mots. »

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Grand lecteur, dont les performances publiques sont toujours très attendues, Daniel Mesguich entend l’art de la lecture adressée comme un réveil, des voix du texte, et du lecteur lui-même, dans l’étrangeté savoureuse de ce qui parle en lui.

Afin de transmettre cet art de la lecture, le metteur en scène de Tête d’or et du Grand Macabre ouvrira en septembre, avec sa fille Sarah, une école d’art dramatique où la pratique de lire à haute voix sera un des axes majeurs de la formation, qu’il s’agisse de celle dispensée aux acteurs ou aux professionnels de la parole (avocats, professeurs…).

A propos du Dibbouk : « Mais, une fois pour toutes, ne vous méprenez plus, spectateurs : rien au théâtre, jamais, ne s’adresse à vous. Tout au plus quelque chose vous arrive – et qui pourtant ne vient pas d’ailleurs absolument : car vous êtes vous aussi des textes, vous aussi êtes étoffes vivantes et lettres tissée – et donc, tout au plus, quelque chose vous revient, que vous auriez comme oublié. Quelque chose, ou quelqu’un. Revenant, oui, ce soir, à vous. »

Estuaires est ainsi bien moins une collection d’articles, qu’un vaste essai tremblé – sur le temps, l’art de l’acteur, le texte, la traduction, les politiques publiques théâtrales, l’humour, le style, mais aussi la peinture (David Kessel, Alain Kleinmann), la sculpture (Guylaine Guy) ou la persistance de l’antisémitisme – puisqu’y domine une morale ferme, qui est un engagement envers l’autre, le spectateur, l’élève, l’étranger.

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Dans une lettre de quarante pages, combattive, pédagogique, à ses élèves du Conservatoire Supérieur National d’Art Dramatique ayant mené contre lui une bronca, peu avant le renouvellement de son second mandat (2013), Daniel Mesguich s’explique : « Mais vous dites, aussi, que vous travaillez trop. Eh bien, je vous souhaite, moi, autant de travail, et plus encore, à votre sortie. Avez-vous seulement jeté un coup d’œil sur la condition des autres acteurs du même âge que vous qui essaient d’exercer leur art et n’ont pas eu la chance d’entrer au Conservatoire ? N’y a-t-il pas, dites-moi, quelque indécence de votre part à vous déguiser ainsi en jeunesse révoltée pour dire que la vie dans cette école est insupportable ? »

« Je vais vous parler, pour finir, de ma sexualité. Si, si, j’y tiens. Je ne suis pas masochiste ; je ne suis pas sadique non plus. Je n’ai pas vocation à la dictature, non vraiment aucune, je crois que toute ma vie en atteste assez, il n’y a qu’à lire, si j’ose dire. Et je n’ai pas non plus vocation à souffrir : j’ai joué de nombreux rôles dans ma vie, mais celui du paratonnerre qui cristallise magiquement tous les ressentiments ne me plaît guère. Que la direction du Conservatoire soit un sacerdoce, soit, mais pas un chemin de croix. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre – bien qu’aujourd’hui une telle phrase soit tellement éculée et paresseuse qu’il faudrait bien un jour mieux la penser et la préciser : le théâtre ne se fait pas sans plaisir. Oui, il y faut du plaisir. Un plaisir complexe, certes, mais un plaisir. »

Passeur de plaisir, Daniel Mesguich l’est indubitablement, qui ne distingue pas entre le travail, la vie, et la félicité.

Les grandes pièces de théâtre nous apprennent que la différence entre réalité et fiction est une fausse dichotomie, et que la véritable présence est question de voyance, de secret, de différence.

Voilà qui ne peut qu’insupporter ceux que rassure la servitude volontaire, et croient que le théâtre n’est qu’affaire de parodie.

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Daniel Mesguich, Estuaires, éditions Gallimard, 2017, 608 pages

Entrer chez Gallimard

Création de Lorenzaccio, d’Alfred de Musset aux Fêtes nocturnes du Château de Grignan, du 21 juin au 13 août 2017 – mise en scène Daniel Mesguich, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault

Au bout du monde, d’Olivier Rolin, sera créé au théâtre par Daniel Mesguich (mise en scène) au Théâtre du Chêne noir, Festival off d’Avignon, du 6 au 30 juillet 2017

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