Il y a quelque chose des jeunes femmes de Marie Laurencin dans les visages et corps graciles des adolescentes dont Sandra Rocha fait le portrait dans un livre très récemment publié aux éditions Filigranes, Dérive des Baigneuses.
Il y a quelque chose de Guillaume Apollinaire chez le punk agenouillé sur un ponton de rivière dans une position méditative, que photographie en légère plongée la regardeuse, crâne presque rasé, les cheveux rassemblés en une crête verte, tel un Orphée baroque ayant ceint sa couronne.
« Il est entré / Il s’est assis / Il ne regarde pas le pyrogène à cheveux rouges / L’allumette flambe / Il est parti »
Centre immobile d’un livre essentiellement composé de portraits, de paysages bucoliques, et de photographies de ces peintures que l’on peut trouver, un peu défraîchies, dans les salles thermales, scènes élégantes où déambulent de diaphanes créatures, cet homme est un aimant, yeux mi-clos, attirant à lui de jolies baigneuses.
Nymphes d’or, ces admirables naïades aux petits airs mutins, vêtues avec soin comme on passe un casting de mode, sont des séductrices semblant préférer au plaisir de la rencontre celui de leur apparence.
Nous sommes l’année dernière à Marienbad (idée que reprend aussi Michel Poivert dans un beau texte inséré au cœur du livre), ou aujourd’hui, dans la ville de Vichy, dans ses rues saturées de soleil, dans ses bois, dans ses eaux.
Il y a des arabesques, un serpent glissant sur des bracelets légers, des avant-bras tailladés, des brassées de fleurs, de la nostalgie camarade.
Sandra Rocha compose avec un charme fou un bouquet d’images légères et très délicates.
C’est l’été, une saison de passages et d’embarquements, un test pour la féminité.
Une oie se dresse, cruelle, effrayée.
« Hi ! oh ! là-bas là-bas / Les jeunes filles qui passent sur le pont léger / Portent dans leurs mains / Le bouquet de demain / Et leurs regards s’écoulent / Dans ce fleuve à tous étranger / Qui vient de loi qui va si loin / Et passe sous le pont léger de vos paroles / O Bavardes le long du fleuve / O Bavardes ô folles le long du fleuve »
Issu d’un projet mené avec des élèves du collège Paul Langevin à Alfortville, La Vie immédiate est une autre œuvre (publiée aux éditions Loco) qui permet de prendre toute la mesure du regard d’infinie précaution que Sandra Rocha pose sur les adolescentes.
Livre plus hybride que le précédent, plus plastique, plus composite, cet ouvrage conçu comme une succession de pages liées qu’un coupe-papier pourrait ouvrir est un objet très graphique, gonflé d’air et de mystères.
Propice à la rêverie par ses collages (un bébé regardant par la fente d’une cosse, une belle dame du temps jadis, des serpents, une orange de figuration narrative), ses visages taciturnes, sa nature féconde, sa drôlerie douce, La Vie immédiate est une châsse précieuse où les jeunes êtres photographiés sont accueillis comme on reçoit des invités de marque, laissant à chacun la chance de déployer son aura – redoublée par l’emploi quelquefois de la technique de la solarisation.
Aucun systématisme en ces images, mais une arche poétique offerte à des adolescents considérés comme des petites planètes à la fois familières et lointaines.
Sandra Rocha préserve en chacun de ses modèles une réserve de pudeur qui est une frontière, intimidante, nécessaire, désirable.
La jeunesse de France a la peau noire, les lèvres rouges, porte des dreadlocks ou un foulard.
La jeunesse de France a les ongles vernis, les yeux droits ou rêveurs.
La Jeunesse de France sourit, est inquiète, cherche des chemins de conciliation.
Passe un jaguar, passe un cygne, une assemblée de mouettes, une biche.
Les bois frémissent de présences, animales, humaines.
De l’eau coule entre les pages, la vie flue, s’enfuit, persiste.
On entend des paroles : « J’ai énormément de peurs ! On pourrait facilement me qualifier de dégonflée, froussarde, lâche… »
« L’espèce humaine est une espèce quasiment incompréhensible. »
« Après la mort de ma grand-mère, j’ai tout abandonné, je ne voulais plus devenir chirurgienne, je ne voulais plus rien, plus envie de rien. »
Une photographe est là, discrète, obstinée, recueillant paroles et regards, et construisant des livres comme on bâtit en pleins bois des refuges sans serrure pour les voyageurs égarés.
Sandra Rocha, Dérive des baigneuses, texte de Michel Poivert (français/anglais), Filigranes Editions, 2017
Sandra Rocha, La vie immédiate, éditions Loco, 2017
Sandra Rocha expose son travail du 16 juin au 10 septembre 2017 au festival Portrait(s) de Vichy
Marie Ladurencin, Guillaume Appolinaire, « l’année derniere à Marienbad » autant de références qui m’emeuve et qui sont bien appropriées aux délicates images de Sandra Rocha.Bravo Fabien Ribéry
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