
Pour qui connaît le talent de portraitiste de Denis Dailleux, la publication d’un ouvrage reprenant des travaux de jeunesse – splendides – du photographe est un événement.
Intitulé Persan-Beaumont (éditions Le Bec en l’air, 2018), ce travail, repéré par agnès b. qui le fit entrer dans sa collection, est le fruit de cinq années de rencontres ayant eu lieu à partir de 1987 à Persan, commune du Val d’Oise, avec une bande de jeunes gens y résidant, pour beaucoup issus de l’immigration.
Dans un texte accompagnant en postface les photographies de son ami, l’écrivain marocain Abdellah Taïa précise : « Ces jeunes lui disent qu’ils habitent à Persan, près de Beaumont-sur-Oise. Là-bas. Très loin. Une cité au bout de la ligne du train de banlieue qui part de la gare du Nord. Une ville en pleine campagne, dirigée à l’époque par le parti communiste. »

Les images de Denis Dailleux traversent impeccablement le temps, parce que leur principe est celui de l’inactuel, d’un ordre de déphasage assumé d’avec les modes et les diktats esthétiques du moment.
« Il y a quelque chose, continue magnifiquement Taïa, de sincèrement spirituel dans ces images, dans ces yeux qui vous regardent avec détermination, dans la manière dont Dailleux choisit de les « arrêter », ces regards, et de les libérer. Je pense aux toiles du merveilleux peintre espagnol Francisco de Zurbaran (1598-1664). Les saints. Les saintes. Les natures mortes. Le tout représenté dans des décors vides et pourtant si intenses. On est là. Dans une réalité historique concrète et, en même temps, on est ailleurs. Suspendu avec les personnages. Avec ces êtres si petits et si grands. Dans l’élévation. »
Ses portraits sont en noir et blanc, ils n’ont pas d’âge.

La petite fille noire de la couverture apparaît comme une figure protectrice à l’orée d’un temple de béton. Elle regarde sans ciller le spectateur, intimidante, superbe de vérité et de secret. Derrière elle, le royaume d’Erèbe, l’inconnaissable, l’immémorial. Elle n’ouvre pas la bouche, mais tout parle autour d’elle, tout appelle, comme une multitude de voix se répondant en écho.
Nous sommes au cœur de la cité, au cœur du monde, dans cet enfer paradisiaque où les derniers sont aussi les premiers.
Nous sommes avec Diane Arbus dans le sud des Etats-Unis, avec Ken Loach dans le Yorkshire rencontrant Billy Casper (Kes, 1969), dans un territoire gitan fait de briques et de vide.

Les enfants que rencontrent Denis Dailleux sont des demi-dieux en survêt et baskets, crâne rasé ou cheveux longs pouilleux, regards francs de plusieurs siècles, habitants d’une Olympe de banlieue.
C’est L’enfance nue de Maurice Pialat (1968) et De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau (1988), mais c’est bien plus encore puisque nous sommes ici en un pays de métamorphoses très lointain, parmi des marmots faisant office de juge au moment de la pesée des âmes.
Il y a en chacun de la fatigue, des nuits heurtées, des mauvais coups, des blessures venues trop tôt, mais aussi, mais surtout, la grâce de vivre en funambule entre rêve et réalité, à la lisière tremblante où se rencontrent les vivants et les morts.

Les murs si gris, si désolants, pourraient être des forces d’engloutissement, mais non, ce sont des cages froides transformés en péristyles, des grottes où se cachent la beauté brute et des bandes de gamins nobles ayant pris le pouvoir.
Ne seront admis ici que les élus, les frères, les autres rois.
Denis Dailleux & Abdellah Taïa, Persan-Beaumont, traduction (anglais/français) Frédéric Lecloux, Le Bec en l’air, 2018, 72 page, cartonné, 25 photographies en noir et blanc
Persan-Beaumont est exposé dans le cadre du Rendez-vous photographique de Vichy, du 16 juin au 9 septembre 2018
Denis Dailleux est représenté par l’agence VU’, la galerie Camera Obscura (Paris), la Galerie-Peter-Sellem (Francfort) et la Galerie 127 (Marrakech)