Groenland, un paradis se mourant, par Sandrine Cnudde, écrivain, photographe

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© Sandrine Cnudde

En partant au Groenland, Sandrine Cnudde, poétesse et photographe, a cherché à rejoindre un espace premier, s’attachant tout autant aux territoires glacés et à leur superbe qu’aux habitants, issus d’un peuple nomade sédentarisé.

En ces lieux extrêmes, la voyageuse a partagé le quotidien des Inuits, au mode de vie traditionnel menacé par l’accaparement de leurs terres et l’enlaidissement par les produits de la sous-culture mondiale.

Un livre rend compte de cette marche aux lisières du monde, Dans la gueule du ciel. Il est accompagné de poèmes narratifs et de courtes strophes dialoguant avec les images.

Sandrine Cnudde photographie un paradis, qui est un monde se mourant, en profonde empathie avec un peuple qu’elle admire.

Pourquoi être né phoque ou humain ?

Dans le grand mystère des êtres et des choses, que le tambour résonne toujours :

« Dis-leur grand-mère / comment c’est arrivé / raconte notre voyage par le dessous des mottes / pose des mots pour les humains / qu’ils écoutent de toutes leurs oreilles / ils commencent à avoir froid / réchauffe-les avec tes mots grand-mère »

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© Sandrine Cnudde

Dans un cycle de poèmes intitulé « A la lisière des glaces », inscrit dans le recueil Territoires chamaniques – Premiers temps, espaces premiers (éditions Héros-Limite, 2007), l’écrivain écossais Kenneth White évoque le Groenland, notamment le fjord d’Ammasivik, un champ d’énergie première, une présence discrète des hommes dans une nature de matin du monde. Avez-vous eu ce sentiment d’aube de l’humanité en vous rendant dans ce pays ? Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que le projet de Piergiorgio Casotti Artic spleen, qui semble avoir été déterminant dans votre démarche ? Combien de temps êtes-vous restée au Groenland ?

Dans la culture des grecs anciens, le Pôle Nord (l’Hyperborée, territoire qui est au-delà de celui du dieu Borée, le vent du Nord) était considéré comme un paradis où un peuple de géants vivait heureux et immortel. Ce mythe a été perverti par les nazis et le culte des Aryens (allusion directe dans mon poème intitulé « Wagner s’en va »), mais il reste profondément ancré en nous. Il suppose que, dans la nuit des temps, l’humanité vivait au nord en symbiose avec la nature et les dieux. Mais ce qui m’attire tout particulièrement dans les territoires du Nord (et en altitude en général) c’est une question existentielle : pourquoi la vie au lieu de rien, pourquoi l’Homme sur la Terre, quel est le sens de la vie ? La plupart des livres et des films récents sur le Groenland nous montrent des paysages spectaculaires, grandioses attaqués par le dérèglement climatique. Et ses habitants ? Je voulais envisager la totalité de « l’iceberg » des territoires arctiques, pas seulement la splendeur de sa surface. C’est ce que j’avais senti dans le travail du photographe Piergiorgio Casotti qui, dans son très beau, très dur documentaire Arctic spleen et son livre Sometimes I cannot smile sur le suicide des jeunes, aborde une humanité à la dérive aux confins du monde le plus « pur ». Une souffrance d’autant plus insupportable qu’elle frappe les jeunes générations. On a même l’impression que les jeunes se suicident tellement que la population ne vieillit pas… Il y avait une forte conscience sociale dans son approche et je l’ai contacté pour rejoindre son workshop en juillet 2016.

J’étais censée écrire mais j’ai aussitôt doublé la charge en composant la maquette d’un livre de photographies, en dialogue permanant avec les photographes, tous professionnels.

Pour finir, je n’en étais pas à ma première incursion dans le Nord, puisque je suis partie en Écosse, Pays-Bas, Norvège, territoires que j’arpentais à pied, seule et grâce auxquels je suis entrée en poésie… Avec les Inuits qui me faisaient rêver depuis une vingtaine d’année, je faisais un pas de plus vers les peuples racines, les animaux, le cosmos, à l’aise avec ma part de femme préhistorique (une autre de mes passions) mais ce n’est pas ce que j’y ai trouvé, bien entendu !

Quels livres avez-vous emportés dans vos bagages ? Les deux tomes de La Civilisation du Phoque, de Paul-Emile Victor, notes de terrains prises entre 1934 et 1937, publiées par l’anthropologue Joëlle Robert-Lamblin, qui rédige la postface de votre ouvrage, Dans la gueule du ciel ?

Oh non ! Ils sont beaucoup trop lourds ! Et puis j’emporte rarement des livres qui ont à voir avec le pays que je visite. D’ailleurs, je n’avais absolument pas le temps de lire, complètement saoule de lumière, tous les sens aux aguets, je travaillais toute la journée… qui durait 20h ! Par contre, La civilisation du Phoque est une base indispensable avec Boréal, la joie dans la nuit et Banquise, le jour sans fin et d’autres pour mesurer à quel point les Ammassilimiut (les habitants d’Ammassalik) d’aujourd’hui ont perdu de leur culture.

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© Sandrine Cnudde

Assiste-t-on en ces territoires à la fin d’une civilisation ? Quelles sont les menaces les plus dangereuses pesant sur elle ? Y a-t-il sur place un fatalisme ?

Pas plus tard qu’hier, 10 septembre 2018, le gouvernement de coalition a rompu le pacte avec le gouvernement danois qui vient de signer un accord avec la Chine pour construire trois énormes aéroports au Groenland occidental. Le Groenland est sur le chemin de l’indépendance, c’est un territoire grand comme cinq fois la France, mais… on y trouve de l’uranium et des minerais, une présence militaire américaine à Thulé depuis les années 1950, de l’eau (10% de la réserve d’eau douce de la planète), du pétrole… sans parler du fameux passage du Nord-Ouest. En réalité, la fonte des glaces intéresse à peu près tout le monde au lieu de nous effrayer. Alors le bien-être et l’indépendance de 56 000 Inuits qui survivent sur les franges de cette manne… David contre Goliath. Il faut regarder ce qui se passe là-haut aussi sous un angle géopolitique (pas que géopoétique, pour en revenir à Kenneth White) pour envisager notre propre avenir et la place de chacun sur cette planète.

Quelles sont les spécificités du Groenland oriental où vous vous êtes rendue ?

Le Groenland de l’ouest où se situe la capitale Nuuk, (prononcer Nouk) est connu des Vikings dès l’an 800, et s’il a fallu mille ans pour entrer en contact avec les Inuits de l’Est et en particulier Tassilaq, (1894), c’est d’abord à cause de courants contraires à la navigation à voile, des vents particulièrement violents et d’un relief montagneux infranchissable. La population y a toujours été peu nombreuse (environ 3500 personnes vivent aujourd’hui, entre Tasiilaq où j’étais et Ittoqqortoormiit, et le reste de la côte est désolé). Cette population est si isolée qu’elle parle une langue qui ne s’écrit pas.

Devant l’océan qui gèle une partie de l’année, derrière la calotte glaciaire et un chaos de granit comme seul refuge sous les pieds. Des vents redoutables. On n’y circule que par air ou par mer. Voilà où vivent les habitants de Tasiilaq, l’anse qui est comme un lac.

A Tasiilaq, on est à l’arrière, à la traine, affaibli quasiment insignifiant. « Nous ne sommes RIEN », dit mon premier long poème « les enfants tournent, les épaules tombent, seul le soleil se tient ». On n’a RIEN à faire ? Mon livre se termine par la phrase gravée au fronton du Temple de Delphes (celui d’Apollon, au passage) « RIEN de trop ».

Vos textes ont-ils été écrits in situ ou a posteriori, comme le faisait Nicolas Bouvier ?

Je fonctionne toujours ainsi : sur place je prends des notes, j’enregistre des sons, je photographie, j’absorbe, toutes écoutilles ouvertes. N’oubliez pas qu’habituellement je me déplace à pied sur de longues distances et que je suis en mode « éponge ». À la fin de mon séjour à Tasiilaq, j’avais mis en place neuf séries de quatre photographies qui allaient servir d’armature à mon projet de livre. Je savais qu’entre ces neuf longs poèmes narratifs s’intercaleraient de courtes phrases. Je suis rentrée avec un « plan » solide. Au retour, grâce au soutien d’une bourse d’écriture du CNL, j’ai eu le temps de compléter avec toutes sortes de documents, des livres, des films, des expositions, des témoignages… La mise en écriture poétique est venue une fois bien « imbibée », dans un état second d’ailleurs, je garde le mot, puis j’ai ciselé, retravaillé, lu en public à plusieurs reprises pour tester comme « ça sonne ». Le texte a existé pleinement par son oralité avant la finalisation du livre.

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© Sandrine Cnudde

Pourquoi vous intéressez-vous tant aux milieux extrêmes ? Pour ce qu’ils révèlent du génie de la nature et de celui des hommes ?

Mais la ville aussi est un milieu extrême ! Comme je l’ai dit plus haut, la question de l’expression foisonnante des formes de la vie me passionne. Et notre capacité d’adaptation aussi. Je rêve de partir vivre un hiver en Laponie par exemple, avec les peuples éleveurs de rennes. En fait, dans les paysages apparemment dépouillés, j’ai l’impression d’y voir plus clair. J’aime leur rudesse, j’aime leur faire face et rester debout dans une intense sensation de vie.

Les trampolines que l’on voit un peu partout au Groenland, et sur la couverture de votre livre, sont sans filet de protection. Comment interprétez-vous cela ?

Sans filet et pas toujours bien à plat ! C’est un jeu extra ! Rebondir grâce à la gravité, rester un instant suspendu avant de retomber lourdement, faire des cabrioles, le guignol, s’envoyer en l’air, retomber. Des filets de protections ? Est-ce qu’on se trompe pareil avec une protection ou sans protection ? Sur un trampoline posé de guingois sur le granit et sans filet, si on tombe à côté on se fracasse, alors on ne se trompe pas, c’est tout. On s’envole.

Ceci dit, le titre Dans la gueule du ciel m’est venu une fois la photo de couverture sélectionnée par mon éditeur Éric Le Brun. Elle illustre bien ma vision de Tasiilaq comme un paradis perdu. La fillette semble tomber du ciel, on remarque le trampoline dans un second temps, elle peut donc rebondir, tout en étant à la merci du Grand Mystère.

Quel matériel photographique avez-vous emmené lors de vos marches ? Comment avez-vous été considérée par la population locale ?

J’ai abandonné l’argentique dans les années 2000 pour soulager mes épaules, et pour les mêmes raisons, n’ai jamais réinvesti dans du gros matériel numérique. Au Groenland, j’ai inauguré un petit Sony RX100 II. Parfaitement discret pour entrer au contact des gens.

Piergiorgio Casotti a travaillé avec les jeunes de Tasiilaq pendant cinq ans. Il connaît tout le monde, tout le monde le connaît. Nous pouvions entrer partout. Les bars sont les endroits où j’ai préféré rester pour parler avec les gens. Même si la bière est vraiment mauvaise et le déroulement du réel parfois irracontable ici. Entre parenthèses, il y a un apartheid réel dans le village : le bar pour les touristes, à l’hôtel Ammassalik, est interdit aux autochtones et inversement aucun touriste ne va dans les deux bars réservés aux Inuits. Il n’y a pas de panneau mais tout le monde sait comment se comporter, c’est pire. Autant vous dire que l’accueil était vraiment très chaleureux au bar du cimetière ! Même en ne parlant pas la même langue. L’ambiance, la musique Country (ils sont fans de Johnny Cash et moi aussi !), les dizaines de canettes sur les tables, le billard, les cigarettes, les visages édentés… Je ne sais pas comment j’ai été considérée, moi, en particulier, mais nous avons tous (nous étions quatre stagiaires) été saisis. J’ai noté chez les enfants une moquerie et parfois de l’agacement à être photographiés. Pourtant, je me suis très peu approchée des sujets, comme vous pouvez le constater dans le livre : ils sont tout en haut, tout petits prêts à sortir du cadre.

Y a-t-il encore des chamans au Groenland oriental ? En avez-vous rencontrés ?

Non, comment ? Dix ans après l’abordage de Holm, toute la population était évangélisée. Tout le monde est protestant luthérien aujourd’hui. Un vieux vous fabriquera un tambour en estomac d’ours (plus probablement en peau de phoque, vous ne ferez pas la différence) pour 400€, mais plus personne n’entre en contact avec les esprits de la lune et de la mer. C’est fini. Ça n’empêche pas de continuer de se raconter des histoires.

Comment comprenez-vous cette phrase tirée des Illuminations d’Arthur Rimbaud, placée en exergue de votre livre : « Quand nous sommes très forts, – qui recule ? » ?

Ha ! Je ne la comprends pas ! Elle fait naître en moi une multitude de questions « Nous », c’est qui ? « Qui », c’est qui ? S’agit-il d’être fort par résistance ou par agression ? Tout l’intérêt de la poésie est de laisser l’interprétation ouverte, mais cette phrase fait face à la photographie d’une balle non percutée que j’ai posée sur le sol devant notre maison de Tasiilaq. Je l’avais trouvée sur le port. Dans mon esprit, c’est un peu la mort qui recule, quand on est très fort. Pas pour longtemps, certes, mais on ne va pas se laisser dévorer sans bouger, non ! Et je rêve du réveil des Inuits. Je rêve qu’ils se relèvent. Quand on les regarde vraiment, ils sont très forts. Pour moi, ils restent les géants hyperboréens.

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© Sandrine Cnudde

Montrez-vous pour la première fois vos photographies dans une publication ?

Tous mes livres précédents, publiés par des éditeurs de poésie, Tarabuste, Lanskine, Érès/Po&psy, sont accompagnés de mes photographies. Mais c’est la première fois que le dialogue entre les textes et les images est si juste, et que la greffe a pris, me semble-t-il. Le travail avec les éditions Light Motiv a consisté surtout à réduire la voilure et à resserrer les images autour des textes. La maquette réalisée à Tasiilaq a légèrement bougé donc et Eric Le Brun a apporté de belles idées dont l’atmosphère oppressante de l’ensemble des images et… mais je laisse chacun découvrir.

Comptez-vous organiser des projections de celles-ci accompagnées de la lecture de vos textes/poèmes ?

Des projections je ne sais pas. Nous allons monter une version du livre pour la scène avec une musicienne électroacoustique, Annabelle Playe. Tout est à penser. Mais des lectures, bien sûr !

Pour l’heure, je prépare une exposition à Paris avec quelques agrandissements de photographies présentes dans le livre, mais aussi un tout autre travail basé sur des images chimériques dans le sens propre du terme : un texte incrusté dans une image. Ce sera en compagnie du sculpteur Mike Schuijt.

Avez-vous quelquefois ressenti de l’ennui en ces terres aussi belles que parfois terriblement polluées ?

De la rage, de la frustration, de la peine (voire du désespoir), de la fierté, de la joie, de l’ivresse, de l’épuisement, de l’étonnement, du dégoût, de la compassion, de la colère contre ma compassion, de l’hésitation, de l’émerveillement, mais de l’ennui ? jamais !

Je pense que maintenant il faut faire un pas en avant et se jeter dans la gueule du ciel. Sans filets.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Light Motiv Editions

On peut trouver les journaux de voyage de Sandrine Cnudde sur son blog, ainsi qu’un très court poème publié aux éditions Faï fioc dès son retour de voyage, intitulé « Tasiilaq may be »

http://editions-faifioc.fr/cahiers.html

http://sandrinecnudde.blogspot.com

Sandrine Cnudde, Dans la gueule du ciel, textes de Sandrine Cnudde et postface de Joëlle Robert-Lamblin, éditions Light Motiv, 2018

Agenda des lectures/rencontres :

28 septembre 18h30 – Librairie du Centre Pompidou à Paris

3 octobre 18h – Librairie Le Bateau Livre à Lille

4 octobre-10 novembre – exposition « Let there be light in the night » Galerie Insula, Paris 6ème, avec les sculptures lumineuses de Mike Schuijt

5 octobre 18h – librairie Les mots retrouvés, Vitry-sur-Seine

9 novembre 19h30 – lecture à la Galerie Insula, Paris 6ème

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Se procurer Dans la gueule du ciel

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