
Cofondateur des ateliers d’impression OOBLIK et de la structure OHM Editions, où est notamment publié le livre d’Arnaud Brihay, Passager (présenté dans L’Intervalle), Marc Tallec est aussi photographe.
Le livre qu’il m’a confié, ONKOS, est rare et bouleversant.
Composé de photographies faites au téléphone portable, dans un hôpital, durant le dernier mois de vie de son père, c’est un livre de deuil et d’amour qui interroge l’impossible de la disparition d’un proche dont la vie se retire parmi le langage muet des choses qui l’entourent.
Il faut beaucoup de courage pour montrer ces images, qui sont, malgré la peine et l’insoutenable, un hymne aux liens d’attachement les plus fins, les plus forts, les plus infinis.

PASSAGER, d’Arnaud Brihay (présenté dans L’Intervalle) provient de la structure éditoriale OHM Éditions, que vous avez contribué à fonder. Pouvez-vous la présenter ?
OHM est né il y a un an, de l’envie de gérer un projet de livre de A à Z avec Claire et moi, depuis la rencontre avec un photographe, son histoire, ses images jusqu’à la mise en forme, le choix des séquences, les textes, la forme et l’impression, puis la diffusion. C’est aussi un rêve d’autonomie, se dire qu’on a pu tout faire nous-mêmes, avec nos mains, nos savoir-faire, tout simplement.
Quelle est la teneur de votre catalogue ? Quels sont vos choix éditoriaux ?
Nous avons déjà produit trois livres, un quatrième est en préparation pour la fin d’année, nous sommes lents, et sans exigences autres que de construire une belle relation avec un auteur qui nous donne envie de faire avec lui un bout de chemin éditorial. A chaque fois, c’est une rencontre, avec Arnaud et sa photographie intimiste, avec Vahan et sa poésie. Avec mon petit frère, c’est autour du design et de notre amour commun pour la belle voiture que nous nous sommes aventurés. Nos choix sont basés sur nos rencontres, nous attendons d’être surpris, emportés par des images, des histoires, sans aprioris aucuns. L’idée de pouvoir lutter contre notre propre bêtise, s’instruire et apprendre de la diversité de ces rencontres nous plait beaucoup. J’aimerais découvrir des photographes de tous pays, ne pas être ethnocentré, me frotter aux autres par leurs réels et visions extérieurs à nos bulles.
On peut lire sur votre site « book, zine & entropie » : qu’entendez-vous par ce dernier terme ?
C’est une notion qui me fascine depuis des années, depuis mes lectures d’étudiant découvrant Georgescu-Roegen, en marge d’un enseignement d’économie orthodoxe, libérale. Cette ouverture vers la prise en charge des bouleversements thermodynamiques des ressources naturelles m’a profondément affecté ; même si je suis loin de pouvoir prétendre à une décroissance raisonnée moi-même. L’entropie communicationnelle m’intrigue également beaucoup : comment l’accumulation d’informations devient saturation ingérable pour l’esprit humain, comment cette transformation du message par dégradations multiples (de sens, de compréhension, de transmission, incertitude, etc.) devient la base de nos échanges, de nos histoires, de nos affabulations, mythes, et autres récits qui nous façonnent. Si je voulais rajouter ici ce terme, c’est aussi pour affirmer que faire un livre c’est tenter de lutter contre cette entropie, c’est se poser et concevoir un objet-livre, depuis une multitude d’images, de mots, de sens, pour contrer une dispersion, une évaporation d’histoires, laisser une trace, en proposer une qui puisse rester, et tenter de calmer tout ce bruit environnant. Le paradoxe bien sûr, c’est qu’un livre de plus dans une production sans fin de livres, c’est encore augmenter l’entropie… de nos bibliothèques, çà me rappelle la nouvelle de Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel, voilà, c’est tout ça l’entropie…

Le mot OHM renvoie-t-il dans votre esprit au son primordial ?
OHM c’est un jeu de mot avec Home, la maison en anglais, Homme, ohm l’unité de résistance électrique (avec la belle lettre Ω Omega…qui se retrouve dans le logo), et bien sûr le son primordial. J’aime les sens multiples, croisés, polysémiques comme des poupées russes, chacun y voit le reflet de ce qu’il est-aime en premier.
Quels liens entre OHM Éditions et les ateliers d’impression/fabrication OOBLIK ?
C’est nous… tout simplement ! OOBLIK est né il y a dix ans. Avec Claire, nous voulions créer un atelier d’impression, j’avais une formation en photogravure, une expérience de scannériste, elle avait la culture de l’image et de l’art, nous nous sommes retrouvés au chômage le même jour, ce qui motive pour créer son entreprise ! Nous avons commencé avec un seul traceur, puis deux, puis nous avons déménagé à Pommiers, au nord de Lyon dans le Beaujolais, aménagé notre atelier-maison, et continué d’imprimer de la photographie à destination de l’exposition. Il y a trois ans nous avons senti un fléchissement d’intérêt pour le jet d’encre, et plusieurs institutions culturelles ont vu leurs budgets fondre, nos commandes avec. Il a fallu alors se diversifier, se remettre en question. Nous avons commencé à nous demander ce que nous aimerions faire, et le livre nous a paru comme une évidence. Parce que nous les aimions, les collectionnions, les lisions, nous avons eu envie de les fabriquer… volonté de comprendre comment concevoir un objet physique dans une époque numérique. D’une petite XEROX 7800 achetée d’occasion sur le Bon Coin, nous avons eu envie de plus et de mieux. Nous avons alors fait le pari de l’édition et investi dans une belle presse numérique RICOH, à l ‘aventure ! Nous avons eu le plaisir d’imprimer le premier numéro du magazine HALOGENURE, une sacrée production, étant donné que nous venions à peine de finir nos formations sur la nouvelle presse, mais un vrai plaisir d’avoir pu imprimer presque 500 exemplaires de ce numéro 1 en 3 cahiers ! C’est au contact de tous ces projets d’impressions, de ces zines, auto-éditions, rencontres que nous avons eu l’envie de nous lancer dans OHM, tout en continuant d’imprimer pour tous les photographes ou éditeurs avec OOBLIK.
Comment comptez-vous développer OHM Éditions ?
Tranquillement… Je ferai ici l’éloge de la lenteur, du temps long. Il a fallu presque deux ans pour PASSAGER, idem pour le livre avec Vahan, avec l’ambition de finaliser des objets de plus en plus beaux, ou simples, au hasard de nos moyens et envies. Nous voulons garder l’aspect artisanal, fait main, nous développerons OHM en parallèle de notre atelier, c’est ce que nous espérons en tout cas.

Vous avez publié aux ateliers OOBLIK un livre très intime et bouleversant sur la mort de votre père, ONKOS, Voir son père pleurer, ensemble d’images prises avec un téléphone portable pendant le dernier mois de vie de votre père, victime d’un cancer, à l’hôpital (04/03/2018 – 03/05/2018). C’est un livre de deuil et d’amour. A-t-il été facilement accepté/compris par vos proches ?
Je vais avoir plus de mal à décrire ici ce que je n’ai pu faire qu’avec des images. C’est encore trop présent pour avoir un début de réflexion. J’ai fait ces images dans l’urgence, celle de garder un peu de mon père, et, pour être franc, je n’ai même pas montré ONKOS à toute ma famille, et je ne l’ai pas fait pour savoir si j’avais ou non leur assentiment, absolument pas, je l’ai fait pour lui, pour mes enfants, pour moi. Il faudra du temps pour que ces images ne soulèvent plus de larmes, là aussi il faut de la lenteur. J’ai du mal à le re-regarder aujourd’hui, comme un détachement entre ces moments où j’avais comme l’obligation de capturer le vivant entre lui et moi, et comme la sensation de n’avoir plus qu’un vide, un silence dans ces images maintenant.
Sur le drap de son lit se trouve le livre de Benoit Tallec, votre frère, Tokyo Cars, première publication de OHM Éditions. La photographie est-elle chez vous une affaire de famille ?
C’est bien mon frère, oui, mon petit frère, et nous sommes fiers d’avoir fait ce carnet ensemble et d’avoir pu le montrer à notre papa. J’ai souvent regardé ces draps, les drapés, les ombres, les formes de son corps, comme un paravent à sa maladie, à son affaiblissement, à sa disparition. Mon frère a toujours dessiné, des voitures, des motos, des camions, depuis tout petit et moi j’ai toujours photographié, depuis mes dix ans et mon premier appareil photo. Pour autant, est-ce « familial » ? J’ai du mal avec l’atavisme. Mon père était garagiste et il a toujours rêvé que je reprenne son activité, mais pas moi. Je crois qu’on se construit tous par admiration ou opposition, et que nous nous forgeons par tous ces accidents. Si c’est une histoire de famille, alors c’est à cause de mon grand-père maternel, un vrai cinéaste amateur excentrique. Il a filmé tout, tout le temps, prenant des photos par milliers, transférant ses films en Super 8mm sur des DVD, les décorant lui-même, les commentant, c’est l’œuvre d’une vie. J’ai récupéré des milliers de films, archives, photos que je vais prendre le temps de digérer, encore cette digestion… et je vais essayer d’en faire un livre, qui sait.
On voit aussi sur le mur de la chambre le dessin d’une voiture envoyé par un enfant, tandis que la pluie pleure sur les vitres de l’hôpital. ONKOS se découvre avec lenteur, dans un infini respect. Il ouvre sur le mystère de la vie, de la mort, interrogeant la présence ou l’absence de dieu, le fini, l’infini. Votre père a-t-il compris que vous construisiez pour lui, pour vous, pour votre famille, un livre de secours ?
Non, la réponse la plus courte de votre questionnaire, parce que vos mots sont plus justes et pertinents que ce que je pourrais rajouter. Mon père n’a rien vu de mes photos de lui, je ne me suis pas caché pour autant, mais j’ai toujours été discret. J’ai eu beaucoup de silence avec lui, c’est un tel mystère la maladie, un tel abyme que de connaître l’issue, j’ai eu beaucoup de mal à exprimer toutes ces émotions devant lui, me prenant même à lui dire que tout espoir de guérison sur son cancer n’était pas impossible ; comment ne pas avoir envie de mentir ? Il est parti le lendemain de la fête des pères, nous avons pu l’entourer jusque-là. J’ai fait des images ce jour et les jours d’après, je ne sais pas si je pourrai les regarder sereinement un jour, les monter sous quelque forme que ce soit, mais elles existent, et je reprendrai pour finir votre belle formule, comme une bouée de secours.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Marc Tallec, Onkos, Voir son père pleurer, 2018 – ateliers OOBLIK, 100 exemplaires numérotés
Arnaud Brihay, Passager, texte (traduit en anglais) de Michel Lussault, OHM Editions, 2018
Benoit Tallec, Tokyo Cars, Ohm Editions, 48 pages
magnifique, merci !
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