
Le Grand Nord attire aujourd’hui plus que jamais des photographes venus du monde entier, conscients d’assister à la disparition programmée d’un des plus beaux espaces de la planète, témoignant d’un désastre, balançant entre sentiment de silence face à la beauté absolue et désolation extrême.
Leurs livres sont des cris d’alarme, nécessaires et probablement impuissants face à la force de la dévastation en cours (réchauffement climatique, pollutions diverses, raréfaction des espèces animales).

Premier ouvrage photographique de Philippe Bigard, Terre froide se situe au cœur de l’océan Arctique, dans l’archipel du Svalbard, aussi connu sous le nom de Spitzberg, terre la plus septentrionale de la Norvège.
Edité avec le plus grand soin, dans un format à l’italienne permettant une lecture immersive, ce livre en noir & blanc (sauf une) est un hymne à la nature, fragile, atemporelle, et désormais menacée au suprême.

Terre froide, ce sont des chemins ayant leur logique propre, des sillons liquides serpentant entre des terres meubles, des îlots de glace, lointains ou proches, dérivant tels des solitaires égarés, des roches dénudées, une banquise érodée, des bouleversements géologiques.
La nature invente des géométries singulières. Il n’y a pas de chaos, mais avant tout notre pauvreté en monde, et notre incapacité à déchiffrer le sens des lignes inédites se formant devant nous.

Aux alentours du 82e parallèle, il fait une nuit totale (au solstice d’hiver), ou un jour sans fin (au solstice d’été).
L’infinité se brise, se craquelle, craque, se transforme en mer – il y en a déjà tant, et de si hostiles.
Des morceaux de sucre glace tombent, fondant l’un après l’autre, progressivement, rapidement, inéluctablement.

Il y a des oiseaux, des ours blancs, tout un peuple animal contraint à s’adapter, ou mourir. Ce ne sera pas la première fois qu’il faudra renaître autrement, en imaginant de nouvelles formes, de nouveaux modes d’habiter.
Espace abstrait, le Grand Nord effondré indique la fin du romantisme. En ces territoires, le photographe est un autre Jean-Jacques Rousseau en bottes de phoque, découvrant une manufacture derrière un iceberg.

C’est une vue métaphorisant notre destruction intime.
Des gemmes flottent un peu partout, inutiles, dérisoires. Impossible de les rassembler en colliers de perles rares.
Dieu est un souffleur de verre vénitien mélancolique.

Dieu est un ours ayant perdu ses petits, un morse préférant dormir encore un peu, plutôt que monter une nouvelle fois dans l’Arche de Noé.
La page est envahie de brumes noires, il n’y a plus rien, sinon un grand plongeon.
Philippe Bigard, Terre froide, Editions h’artpon, 2018, 112 pages, 75 images