
Publié sous la direction d’Abdelghani Fennane, La photographie au Maghreb (Aimance Sud, 2018), est un ouvrage appelé à faire date comme l’un des jalons importants d’une réflexion aujourd’hui menée sur la photographie « tant vernaculaire qu’artistique, propre au Maghreb ».
Amateurs éclairés, chercheurs, étudiants pourront s’en emparer, le commenter, le prolonger, le compléter.
Cet ouvrage décrit le territoire de la photographie maghrébine comme un espace pluriel, hybride, ouvert, certes tiraillé entre tradition et modernité.
En quatre parties – « La photographie ancienne », « La photographie contemporaine », « Photographie et autres expressions artistiques », « Photographie et société » -, La photographie au Maghreb offre un panorama très large des idiosyncrasies et des tensions propres à ce médium développé en pays musulmans : voiler/dévoiler, image indicielle/tradition non figurale, art/critique d’art, censures politico-religieuses/émancipations, le regardant/le regardé, groupes sociaux/émergence du sujet, refoulement/mémoire, colonisation/post-colonisation, autochtonie/diaspora…
Ayant confié son ouvrage à de très belles plumes (Hamideddine Bouali, Bahéra Oujlakh, Anissa Yelles, Rachida Triki, Fatima Mazmouz, Nadira Laggouna-Aklouche, Jean-François Clément, Géraldine Millo, Bernard Millet, Mohamed Rachidi, Mireille Calle-Gruber, Denise Brahimi, Thibault Danteur, Laure Maugeais, Moulay M’Hamed Saâd, Fatma Zrann, Christian Caujolle), Abdelghani Fennane, avec qui je m’entretiens ici, publie aussi, outre une passionnante préface, des articles sur la rencontre entre le photographe Gabriel Veyre et le sultan My Abdel’Aziz, et « Mohamed V, Icône d’un roi. »

Liaisons dangereuses
Bouzbir
2018,
Courtesy Fatima Mazmouz et Galerie 127, Marrakech
Quelle est la situation actuelle concernant la reconnaissance institutionnelle de la photographie au Maghreb ?
La situation actuelle en général a évolué, même s’il reste beaucoup de travail à faire au niveau de l’édition, de l’archivage, de la transmission, de la recherche, de la formation, de galeries et de critiques spécialisés, et, puisque c’est le nerf de la guerre, pour faire de la photographie une valeur marchande. Ceci dit, les galeries au Maghreb exposent de plus en plus des photographes, les événements consacrés à la photographie se multiplient, au Maroc plus qu’en Tunisie ou en Algérie, le magazine Diptyk (Maroc) consacre une partie importante de ses numéros aux photographes du Maghreb, du monde arabe et de l’Afrique. Les témoignages (livres ou documentaires) ont recours de plus en plus à la photographie, ce qui dénote une conscience de sa valeur documentaire incontestable. A l’étranger, les photographes du Maghreb sont présents dans les grands événements consacrés à la photographie : Paris Photo, Biennale des Photographes Contemporains Arabes, PhotoEspaña, PhotoMed, Rencontres de Bamakou, Rencontres d’Arles…

Quelles sont, selon vous les galeries pionnières au Maghreb ? Y a-t-il d’importants collectionneurs prenant soin du patrimoine photographique vernaculaire et contemporain ?
Il y a la galerie 127 à Marrakech dédiée exceptionnellement à la photographie, le Comptoir Des Mines dans la même ville, Kulte Gallery à Rabat, le Musée Slaoui à Casa… galerie Selma Feriani, Galerie Elmarsa et galerie Ghaya à Tunis. En Algérie, le Musée National d’Art Moderne et Contemporain a accueilli, en 2017, l’exposition IKbal/Arrivées montrant une nouvelle génération de photographes contemporains algériens (commissariat de Bruno Boudjelal). Il faut mentionner également le rôle joué par l’Institut du Monde Arabe, les Instituts Français, l’Institut des Cultures d’Islam à Paris, le Mucem à Marseille…
Certains photographes du Maghreb sont entrés dans les collections de musées publics et privés.

Quelles sont les universités du Maghreb les plus en pointe dans le domaine de la recherche sur le médium photographique ?
Aucune. Il existe par contre des masters thématiques qui intègrent à leurs cursus l’art contemporain et la question du rapport littérature-image. Il existe des formations consacrées à la photographie à la Maison de l’image à Tunis, à l’Uzine à Casablanca, à l’ESAV à Marrakech. Au Maghreb, les universités sont en général en retard sur ce qui se passe sur la scène artistique à l’intérieur comme à l’étranger.
La liberté photographique fait-elle toujours peur aux régimes autocratiques ?
Comme vous savez, tous les médiums ont été d’abord le monopole du pouvoir. Aujourd’hui encore ils sont des outils de manipulation dans des pays où règnent des régimes autocratiques comme dans les pays démocratiques. Le Maghreb n’a pas échappé à cette règle. La photographie y a été mise d’abord au service de la colonisation, puis des régimes mis en place après l’indépendance. Ce qui a correspondu d’abord à une forme de conscience nationaliste et à une vision moderniste quant à l’usage politique de la photographie. Les choses ont mal avancé après parce que les régimes mis en place en ont fait le monopole. Seul le chef de l’état a le droit à la photographie ; seul son portrait devait circuler. Mais outre ce monopole qui correspond à la logique du pouvoir, il y a aussi la culture du secret qui caractérise et la vie politique et les sociétés de ces pays. D’où des réflexes de peur émanant aussi bien de l’Etat que des citoyens dès qu’un appareil-photo est montré. Ces réflexes demeurent malgré l’évolution des sociétés maghrébines et la photomania qui ne les a pas épargnées, grâce notamment aux nouvelles technologies. Cette contradiction, c’est ce que j’ai appelé la « césure » dans le livre. N’oubliez pas que c’est une photo, celle de La Madone de Bentalha, prise le 23 septembre 1997, qui a montré au monde ce qui se passait en Algérie pendant la « Décennie noire ». En 2002, Bruno Boudjelal s’est rendu dans la maison où a eu lieu le massacre de neuf personnes à Bentalha. Quand il a commencé à photographier, un jeune garçon est venu chercher le photographe et son guide « D » : « Il vous faut partir, la police arrive. » La série de quinze photos intitulée Algérie-Bentalha : Les lieux du massacre, qui a résulté de cette aventure, a été réalisée en vingt minutes ! Pendant les soulèvements tunisiens en 2010, des photographes tunisiens (Sophia Baraket, Hela Ammar, Rania Dourai, Wissal Darguech, Aziz Tanani, Hichem Driss) ont parcouru la Tunisie pour faire des portraits de Tunisiens anonymes qu’ils ont affichés après dans la rue, dans des lieux symboliques tels que le siège du RCD, un commissariat de police, des endroits abritant des portraits du président déchu Ben Ali.

La tradition non figurale au Maghreb a-t-elle naturellement poussé les photographes vers l’abstraction ?
La tradition non-figurale dans l’art arabo-musulman, notamment dans les pays sunnites, et celle qui a caractérisé l’avant-gardisme artistique sous l’influence de l’art abstrait (Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch, Paul Klee…) ont sans doute joué un rôle dans le retard de l’avènement de la photographie au Maghreb. Les peintres comme la critique d’art avaient un double souci : celui d’entrer dans la modernité plastique et celui de l’« originer » dans l’art arabo-musulman. L’art abstrait perpétue la tradition non-figurale tout en l’ébranlant. Dans son livre Esthétique et art islamique, publié en 1991 aux Éditions Arrabita, Moulim Elaaroussi rapporte qu’il a connu des artistes qui faisaient des portraits figuratifs mais qu’ils ne les montraient pas. Peut-être par auto-censure. Peut-être parce qu’ils jugeaient que ce n’était pas dans l’esprit de l’époque.
Qu’en est-il de l’exploration du genre du nu par les photographes maghrébins ?
Il y a différents degrés de nudité. Il faut mettre les choses dans leur contexte, celui d’une civilisation du voilement, du secret et du signe, c’est-à-dire de la non-représentation là où la représentation et la lumière sont à la base de l’art occidental. Si nous intégrons tous ces paradigmes, nous pouvons admettrons que Lalla Essaydi fait du « nu » mais pas comme on l’entend en Occident ; nous pouvons également comprendre pourquoi Meriem Bouderbala montre son corps nu tout en le voilant avec un tissu transparent précisant qu’elle ne fait pas de la représentation ; pourquoi Safaâ Mazir use du flou, du mouvement, recouvre la nudité avec des signes abstraits, « pictorialise » son autoportrait nu…. Ce qui nous intéresse dans la question du nu, c’est la démarche et ce que cherche l’artiste. Des photographes comme Fatima Mazmouz et Hicham Benohoud quand ils ex-posent leurs corps sont conscients de l’enjeu politique et social de leur choix car tout commence par là, dans l’art comme dans l’écriture, le droit d’être politiquement un sujet.

Vous avez cité un livre en arabe Sunna waIslah,Tradition et réforme. Pourquoi ce choix ?
Il s’agit d’un des deux derniers livres d’Abdallah Laroui, historien et penseur marocain.L’œuvre de pensée de Abdallah Laroui n’a pas cessé d’expliquer le processus par lequel le traditionalisme a triomphé du courant moderniste dans le nationalisme marocain.Ce qui en résulte c’est un dualisme ou duplicité au niveau de la pensée et au niveau du comportement dont on n’arrive pas à résoudre les termes. Cette thèse, parce qu’il s’agit ici de sa thèse principale à propos du nationalisme marocain, est au cœur de notre problématique. Elle explique, en partie, d’un point de vue anthropologique, la situation de l’art en général et de la photographie en particulier dans les pays du Maghreb. Ce sont des nouveautés qui ont fait et qui font encore l’objet de résistances culturelles. Ces résistances sont des comportements qui relèvent de la psychologie profonde des sociétés maghrébines et de la matrice traditionaliste ou conservatrice qui est le noyau dur de leurs cultures.
Comment avez-vous constitué le comité éditorial de La photographie au Maghreb ?
J’ai constitué le comité scientifique en pensant aux auteurs et chercheurs qui ont une connaissance de la photographie et une sensibilité au Maghreb ou du moins à certains de ses photographes. Les noms que j’ai retenus sont des critiques de la photographie, des commissaires d’expositions dédiées à la photographie et des directeurs de festivals photographiques.

Pourquoi écrivez-vous que « contrairement à d’autres moments de son « histoire », l’engouement actuel pour la photographie ne sera pas un troisième acte manqué » ?
La nouvelle génération des photographes au Maghreb est imprégnée par la culture de l’image technique (vidéo, cinéma, photographie…). L’accès à la technique est moins difficile qu’avant. Internet permet de contourner le problème de la censure et de la mobilité. Il y a un travail de transmission qui se fait. Les galeries et les institutions culturelles s’ouvrent à la photographie. La sensibilité des amateurs d’art est de plus en plus sollicitée par cette pratique artistique.
Des photographes français comme Bruno Boudjelal ou Franck Déglise opèrent un retour sur des origines algériennes. Considérez-vous ce mouvement mémoriel comme caractéristique d’un besoin d’explorer des racines plus ou moins enfouies dans une histoire peu racontée ?
La photographie du Maghreb est une photographie du retour. C’est le retour de la réparation et de la réhabilitation d’une mémoire du trauma et du refoulé. Certains photographes font admirablement un travail d’archéologue. Florence Chevallier, Zineb Sedira, Carolle Benitah, Marc Garanger, Bruno Boudjelal, Kader Attia, Joseph Marando…ont tous revisité le lieu de l’origine mais, et c’est ce qui est beau dans ces retours, ils l’ont multiplié en explorant d’autres mémoires traumatiques et en revendiquant des identités hybrides.

Vous citez à plusieurs reprises dans votre préface le poète et essayiste Abdelawahab Meddeb. Que nous apprend-il sur le lien entre Maghreb, pensée religieuse et modernité artistique ?
Abdelwaheb Meddeb a mené pendant une dizaine d’années une critique franche de l’islamisme dans La maladie de l’islam (Le Seuil, 2002), Face à l’islam, entretien avec Philippe Petit (Textuel, 2003), Contre-prêches (Le Seuil, 2006) et à travers des chroniques qui passaient sur les ondes de la station radiophonique Medi 1. Il s’en prenait à ce noyau dur qu’est la religion de l’islam qui empêche la pensée libre et la création de s’épanouir. Il a fait partie des rares intellectuels maghrébins de sa génération qui ont vu l’évolution qu’a commencée à connaître la scène artistique au Maghreb dans les années 90 par son intégration de l’art contemporain et par l’adoption de nouvelles expressions artistiques : la vidéo, l’installation, la photographie…

En quoi la rencontre entre le sultan du Maroc My Abdel’Aziz et le Français Gabriel Veyre venu l’initier à la photographie est-elle emblématique du conflit entre tradition et nouvelles techniques apportées par l’étranger, qui plus est colonisateur/assimilateur ?
Cette rencontre entre le sultan du Maroc My Abdel’Aziz et le Français Gabriel Veyre illustre, de mon point de vue, des problématiques fondamentales concernant la photographie du Maghreb de nos jours encore, à savoir la question de la conservation et de l’archivage, la question (politique) du regard recoupant celle du statut du sujet (le sultan et ses sujets ; le sultan et son harem ; le sultan et le photographe français). Quand on met cette rencontre dans son contexte, celui du début du XXe siècle, quelques années avant l’instauration du Protectorat français et espagnol au Maroc et les difficultés qu’a rencontrées ce dernier pour intégrer toutes les réformes que les Européens exigeaient de lui, on comprend en partie pourquoi une technique comme la photographie a mis du temps pour être acceptée dans la culture marocaine dans la mesure où toute innovation provenant de l’Europe était considérée comme une agression voire une hérésie. Il s’agit d’un déni, celui de la supériorité d’une civilisation par rapport à une autre, et d’une résistance qu’on peut comprendre en partie.

Quels sont les espaces au Maghreb qui aident au développement de la culture de l’image. ?
En Tunisie, on peut citer l’exemple de B’Chira Art Center et de la Maison de l’image. Il y a également Les Ateliers Sauvages à Alger, un lieu de dédié aux arts visuels et vivants à travers des expositions, des rencontres, des journées « portes ouvertes »… Au Maroc, l’Uzine est un espace culturel et artistique de transmission, de création et de diffusion permettant des rencontres entre les artistes et le public. Il faut citer également l’ESAV (L’École Supérieure Audio-Visuelle), établissement d’enseignement supérieur de cinéma et des arts visuels à Marrakech.
Quelles sont vos dernières découvertes en matière de « photographie maghrébine » ?
Je découvre et je redécouvre : Leïla Alaoui, Katia Kameli, Franck Déglise, Georges-Mehdi Lahlou, Stéphane Couturier, Mustapha Azeroual, Ismaïl Bahri…Dans la jeune photographie maghrébine les travaux de Safaa Mazirh, Zied Ben Romdane, Youcef Krache…

Comment avez-vous reçu l’ouvrage Sexe, Race et Colonies, coécrit par 97 chercheurs (éditions La Découverte, 2018) ?
C’est un ouvrage de plus pour dire le refoulé de cette relation complexe entre l’Occident et le reste du monde et permettre de comprendre la filiation d’une domination qui perdure. A ce propos, on peut citer également, Malek Alloula, Le Harem colonial, images d’un sous-érotisme (Slatkine éditeur, Genève/Paris, 1981 et Séguier, Paris, 2001), Christelle Taraude, La prostitution coloniale : Algérie, Tunisie, Maroc : 1830-1962 (Éditions Payot, 2003).
Propos recueillis par Fabien Ribery
Abdelghani Fennane (dir.), La photographie au Maghreb, éditions Aimance Sud, 2018, 352 pages
