« Chaque soir sur les cinq heures, je grelotais de fièvre à mon tour, et de la vivace […] moi, j’avais vocation d’être malade, rien que malade. »
Louis Destouches a vingt-deux ans lorsqu’il découvre comme médecin sans diplôme l’Afrique. Il y restera neuf mois, notamment en tant que gérant d’une factorerie de troc commercial (caoutchouc, cacao) à Bikobimbo au Cameroun, avant d’être rapatrié, officiellement pour raison sanitaire (dysenterie/paludisme).
Nous sommes en 1916 et 1917, du côté de Douala. Le futur Louis-Ferdinand Céline vient de passer un mois face au feu lors de la bataille des Flandres comme cuirassé, ce fut l’enfer – il en restera handicapé et souffrant à vie (« bras droit brisé et peut-être tympan blessé »).
Dans ses nombreuses lettres à ses parents et ses amis, on découvre avec bonheur les prémices d’un écrivain trouvant peu à peu son système organique d’écriture.
L’expérience africaine du jeune Destouches fut si marquante que son œuvre (Voyage au bout de la nuit, L’Eglise, Féerie pour une autre fois) s’en souviendra à plusieurs reprises : des blancs révélant la nature prédatrice de la colonisation et se prêtant à toutes sortes de débordements, la forêt affolante, la détresse des populations Fang.
Pour mieux connaître son sujet, Pierre Giresse, professeur émérite de géologie, a accompli le voyage de Céline au Cameroun, décrivant dans un livre publié aux éditions Du Lérot, richement illustré (notamment des clichés du photographe Gadmer datant de 1917, peu après le départ de Céline), ses impressions concernant la nature tropicale et ses habitants.
Pour ressentir au mieux le périple africain du grand écrivain, faudrait-il soi-même en entreprendre le parcours, à la façon d’un « pèlerinage moderne » ?
Des pistes, le fracas du tonnerre, des effluves multiples, c’est le pays de Destouches, un vrai « dégoulinage ».
Sous-préfectures, trafics en tous genres, des pirogues figées.
Pierre Giresse fait entendre la voix de l’écrivain : « On peut s’y prendre de deux façons pour pénétrer dans la forêt, soit qu’on s’y découpe un tunnel à la manière des rats dans les bottes de foin. C’est le moyen le plus étouffant. Je renâclai. Ou bien alors subir la montée du fleuve, bien tassé dans le fond d’un tronc d’arbre, poussé à la pagaie de détours en bocages et guettant ainsi la fin des jours et des jours et s’offrir en plein à toute la lumière, sans recours. Et puis ahuri par ces gueulards de nègres, arriver où l’on doit dans l’état qu’on peut. »
Des faubourgs, des cases, des feuillages denses et la décomposition végétale.
L’Afrique ? un « lourd mélange de terre morte, d’entrejambe et de safran pilé. »
Lumières intenses, noirs intenses, fièvres intenses.
La faune de la forêt, des parasites, des menaces.
Pierre Giresse s’approche du territoire où vécut le jeune homme, note des sensations, observe à 360 degrés.
L’auteur de Nord craint la nature, elle l’ennuie, l’inquiète, l’exaspère : « Moi, d’abord la campagne faut que je dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne mènent nulle part. »
On peut se livrer à une lecture strictement idéologique de Céline, le suspecter de racismes en tous genres, et même le prouver, mais ce serait manquer sa compassion envers ses frères de misères, parfois masquée par ses railleries, et ses visions extraordinaires.
Il écrit en 1933 à son ami Garcin : « Pourquoi cette débandade absolue ? Mais vous le savez mon vieux, sur la Meuse et dans le Nord et au Cameroun j’ai bien vu cet effilochage atroce, gens et bêtes, lois et principes, tout au limon, un énorme enlisement – Je n’oublie pas. Mon délire part de là. »
On le comprend, l’expérience africaine de Céline fut à bien des égards, après celle de la Grande Guerre, déterminante pour la construction de son regard sur la nature humaine, désespérante, criminelle, carnavalesque, et parfois exemplaire.
Et Louis le Camerounais de conclure : « C’est par les odeurs que finissent les êtres, les pays et les choses. Toutes les aventures s’en vont par le nez. J’ai fermé les yeux parce que vraiment je ne pouvais pas les ouvrir. »
Pierre Giresse, Céline en Afrique, Du Lérot éditeur, 2019, 184 pages