« C’est justement l’un des aspects les plus fascinants de Trieste : elle est elle-même un monument à la discrète, paresseuse, turbulente, malheureuse et joyeuse humanité. »
Trieste est une ville insaisissable, dont on peut se demander si sa véritable identité n’est pas essentiellement littéraire.
Ville-fiction, ville-monde, ville-lisière et laboratoire, où vécurent, parmi tant d’autres écrivains, Italo Svevo, Umberto Saba, James Joyce, Giani Stuparich et Boris Pahor, la voici qui ressurgit, relativement assoupie à la pointe orientale de l’Italie, sous la belle écriture de Giorgio Pressburger (Budapest, 1937 – Trieste, 2017), écrivain publié en quasi intégralité chez Actes Sud.
Nouvelles triestines est ainsi un portrait en creux et sept tessons de mosaïque d’une ville où le réel ne se distingue pas toujours de l’imaginaire, une ville-fantasme, glorieuse et décevante, décevante et glorieuse.
une ville idéale pour des élaborations psychanalytiques de haut vol.
Mais, qu’est-ce donc que le personnage de Trieste pour Giorgio Pressburger ?
Une ville où nombre de personnages « ont des velléités artistiques. C’est très fréquent dans notre ville. Le sens du commerce va souvent de pair avec une aspiration de dilettante dans le domaine des arts. »
Une ville où, lorsque l’on est l’ingénieur Taussig, l’on vit « dans une maison modeste, d’«époque » comme on les appelle, c’est-à-dire dans un immeuble construit il y a environ cent ans. »
Une ville où l’on est seul et craint de mourir abandonné de tous.
Une ville de « machineries théâtrales ».
Où dans la brovada (recette du Frioul), les navets râpés remplacent le chou dans ce qui ressemble à une choucroute.
Où l’on a besoin d’un grand nombre de médecins à l’ancien asile d’aliénés San Giovanni, devenu hôpital psychiatrique ouvert.
Où la bora peut rendre fou.
Où les employées de maison sont souvent slovènes.
Où le cimetière de la via dei Pellegrini ne désemplit pas.
Où on lit le quotidien Il Piccolo depuis plusieurs générations.
Où la communauté juive est bien menue.
Où l’on aime la musique lorsque l’on s’appelle Frau Musika.
Où l’on se souvient encore de La Risiera du San Sabba, « à l’origine, une usine de décorticage du riz. Durant la dernière guerre mondiale, ce lieu devint camp de transit et de concentration nazi. Entre 3000 et 5000 personnes y furent exterminés. »
Où l’on fait l’amour en criant sur le carrelage en trachyte des cols Euganéens.
Où une fille peut dire à sa mère : « Maman ! Mets ton scepticisme de côté. Je ne suis pas comme toi. Moi, j’aime le sexe. L’exaltation de nous sentir unis, lui et moi, de nous rouler ensemble. Excuse-moi de te parler ainsi. Je sais que cela t’a toujours laissée indifférente, et même agacée. Mais moi, je suis comme ça. Si je devais choisir entre cet amour et le piano, je choisirais l’amour, ce genre d’amour. (…) Je te demande pardon, maman. Je demande pardon. Mais moi, il faut que je crie. Crier, tous ces jours tous ces mois. Je ne résistais pas au besoin impulsif de crier. Toute la vie était dans ces cris. »
Où une vieille domestique joue à l’étranglement de L’Empire des sens avec son plus jeune maître, amateur d’art et de chairs décrépites.
Où un auteur se retourne et s’adresse ainsi, tout de go, à ses lecteurs : « Si vous étiez auteur, comme vous l’êtes, car le lecteur l’est au même titre que l’écrivain, quelle suite donneriez-vous à cette histoire ? La vie, le plus grand des auteurs, quelle suite lui a-t-elle donnée ? La plus banale qui soit. Maria grimpa sur le lit de son amant, ouvrit son sac à main, s’aspergea de parfum et se mit au travail. L’employé put entendre ses cris jusqu’à trois heures du matin. »
Plus loin : « Comment cette histoire évolue-t-elle ? Eh bien, comme toutes les histoires à l’instant où elles se produisent, et au fur et à mesure que nous les vivons. Dans le chaos.
Pourquoi peindre, jouer de la musique, écrire ? Parce que « les images se transforment toujours en réalité. Les plus belles comme les plus horribles. » »
Mystère des êtres et d’une ville, douce ironie, notations crues mais toujours élégantes, réflexions métadiscursives forment les coordonnées de l’art d’écrire d’un Triestin tenant sa table au Café Tommaseo, où se présentent quelquefois des êtres surnaturels échappés de tableaux anciens.
Giorgio Pressburger, Nouvelles triestines, nouvelles traduites de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 2019, 176 pages
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