
« Il y a des filles qui finissent sur le trottoir le soir même de leur arrivée. Et si elles osent dire non, alors elles sont battues, violées et massacrées. Cela n’a pas été mon cas. »
J’ai présenté il y a environ un an l’excellent reportage effectué par la photographe d’origine italienne Elena Perlino sur le quartier de la Goutte d’Or à Paris – livre aux éditions Loco.
Une exposition en cours de photographies issues de Pipeline, travail sur la traite humaine en Italie, à la librairie La Nouvelle Chambre Claire (Paris), m’offre l’occasion de présenter ce livre douloureux et très humain sur la prostitution nigériane.

Conçu avec la volonté esthétique de ne surtout pas rajouter par la misère de l’image – elliptique et directe, métaphorique et empathique, en résonances de couleurs et dangers de monochromies, beauté des corps et pudeurs de flous – une situation déjà déplorable, Pipeline est une enquête précieuse accompagnée de nombreux textes.
Il s’agit ici de tenir une juste distance dans la rencontre et le don/contre-don du documentaire photographique.
Pipeline est le nom de la route des esclaves sexuelles menant du Nigeria – principalement de la région d’Edo, dans le Sud – à l’Europe, route lucrative pour les marchands de femmes, déposées en Italie aux abords des grands axes de Turin, Gênes, Naples, Palerme, Rome.

Il faut survivre, naviguer dans la sauvagerie, essayer de s’entraider sans naïveté et, si l’on peut, envoyer de l’argent au pays.
« Parfois, précise la photographe, les femmes victimes de la traite finissent par devenir trafiquantes elles-mêmes, ou dealers de drogue. Le mal et le bien ne peuvent alors plus être clairement distingués. Après avoir été exploitées, ces femmes commencent elles-mêmes à exploiter les autres. Ces rôles deviennent les maillons interchangeables d’une chaîne sans fin. »
Il faut partir, se soumettre à des rituels magiques (culte vaudou), passer lors d’un périlleux voyage par des « maisons de transit », monter dans des camions, côtoyer des trafiquants de toutes sortes, payer sa dette avec son corps, arriver dans des territoires inconnus.

Témoignage : « Nous sommes une sorte de soupape de sécurité sexuelle. Un entonnoir de toute violence. Pensez aussi à la frustration et la colère de ces milliers d’immigrants en Italie, qui n’ont pas de femme, qui n’ont pas de maison, qui n’ont pas d’emploi. Imaginez dans quel état d’esprit ils sont quand ils sortent le soir, et à qui ils s’en prennent. »
Réalité de grillages, de vêtements déchirés, de matelas défoncés, de détritus de toutes sortes entre lesquels se prostituer, dans un des plus beaux pays du monde.
Réalité des bébés à nourrir entre deux passes.

Réalité des rires entre filles et des peaux si douces, si souvent maltraitées.
Réalité de ventres nus et talons hauts dans des chambres froides.
Réalité des carabinieri faisant leur boulot.
Réalité des larmes et des repas partagés à même le trottoir.
Réalité des dortoirs et de la promiscuité.

Il faut attendre, essayer de ne pas avoir peur, se cacher, se vendre pour trois fois rien, ne jamais oublier qu’il faut tenir avec la solitude.
« Ecoute : les filles de Benin City se sont tues quand on leur a dit de se taire, et elles ont menti quand il fallait mentir. Elles ont vu leurs amies se vider de leur sang, et elles ne sont pas allées voir la police, par peur, par lâcheté. Elles n’ont pensé qu’à elles-mêmes, toutes sans exception ; et pour sauver leur peau, elles ont volé, trompé, trahi, et fait des choses que jamais au grand jamais elles n’auraient pensé devoir faire. »
Quelqu’un a tagué « Africana puttana ».
Le business de la traite est colossal.

Cupidita puttana.
« Quand cette histoire va-t-elle finir ? Combien d’années, combien de douleurs, combien de morts faudra-t-il encore, avant que le Nigeria arrête d’envoyer des filles à l’abattoir ?»
En attendant, elles sont là, dans la nuit et le jour de la photographie d’Elena Perlino.
Elles se préparent pour une nouvelle journée de travail et d’abandon.
Elena Perlino, Pipeline, La traite humaine en Italie, textes Elena Perlino, Giuseppe Carrisi, Laura Maragnani & Isoke Aikpitanyi, Cristiana Giordano, F. Carchedi & A. Akinyoade, interviewes de Claudio Magnabosco & Paolo Borgna, André Frère Editions, 2014, 194 pages

Exposition à la librairie La Nouvelle Chambre Claire (Paris) – jusqu’au 2 novembre 2019
Les extraits mentionnés sont du livre de Laura Maragnani et Isoke Aikpitanyi Le ragazze di Benin City (Melampo Editore, Milan, 2012)
On pourra lire également sur ce sujet difficile le très bon livre de Karine Miermont (interviewée dans L’Intervalle), Grace l’intrépide (Gallimard, 2019)