L’objet brille dans le fantasme, par Gwenaëlle Aubry, Mohamed El Khatib, Vincenzo Sorrentino

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Alphonse Eugène Lecadre

Je n’ai pas trop réfléchi, j’avais besoin de secours.

J’ai pris trois livres, au hasard, en espérant que ce soient les bons.

Pas forcément les plus glosés ou les plus vendus, la littérature, l’écriture, la philosophie, ne se jugent pas au nombre de médailles reçues lors des comices agricoles.

J’ai cherché des phrases, j’ai lu vite, intensément, comme un assoiffé.

Si le verbe ne nous redonne pas le monde à neuf, à quoi bon ?

J’avais cet ouvrage au titre très beau, placé entre un volume de Franz Rosenzweig et trois pièces de théâtre de Dieudonné Niangouna, Perséphone 2014, de Gwenaëlle Aubry (Mercure de France, 2015).

Son sujet ? Je pourrais vous faire la réclame, mais là n’est pas mon propos.

Je vois d’abord des mots, « roman », « mythe », « temple », « matrice », « ruine », « secret», « rite », « raptée », « seigles », « bribes ».

Puis des noms propres, « Liliana », « Albanie », « Chris Killip », « Blue Velvet », « Syracuse», « Côte d’Ivoire », « Sylvia Plath », « Baubô », « Patmos », « Athènes ».

Puis des expressions, « machine de guerre », « grand lointain », « saisir ce qui vous a saisie », « jambes nues », « danse à l’envers », « un monde nu et muet », « forêts stériles ».

Puis des segments de phrases, « tu te crois immortelle », « cette fille qui va dans la rue », « couchée chienne aux pieds de ce qui se dresse devant toi te fascine t’aveugle », « te souviens-tu », « nous brûlons d’innocence ».

Puis des phrases, « car vous aurez beau faire, ça ne dit pas je, ça ne dit pas moi // ça n’a rien à voir avec vous, ça ne vous regarde pas, et pourtant un jour / ça vous a vue // ça vous a saisie, ça vous a étreinte, ça vous a raptée / attrapée par les cheveux, retourné le visage / par en dedans », « Il suffit d’un rien, trou creusé dans la pierre, entaille dans la terre, roses noires jarres ouvertes ou mer vineuse des Anthestéries, pour que les morts affluent et se mettent à table. »

Celle-ci : « Parce que tu ne peux pas continuer, parce que tu ne sais plus ni couper ni lier, tu lis. Tu cherches des livres qui te sortent du silence, des voix qui parlent la même langue que toi, cette langue très ancienne pulsée de perte et de désir, tu lis des femmes, tu graves leurs initiales (S.P., I.B., M.D., A.E., C.L.) dans ta cellule mentale, tu te construis une lignée, un panthéon de sœurs aînées. »

Voici Perséphone, entre quotidien et fantasmes, jour et nuit, amours et solitude, vers et prose, Eros et Thanatos, matière littéraire et fruits d’existence.

Maintenant, j’ouvre Finir en beauté, Pièce en un acte de décès, de Mohamed El Khatib (Les Solitaires Intempestifs), dont le prologue commence ainsi : « Ma mère a 78 ans, elle vient de dépasser l’âge qui lui permettait d’accéder à tous les jeux de société destinés aux joueurs de 7 à 77 ans. Elle a les traits tirés, le visage marqué par les années de souffrance et de bonheur, le corps usé par tant d’hospitalité, de devoir d’hospitalité. Accueillir l’autre, quand on vient des montagnes du Rif, ça a du sens. »

Je lis : « Elle ne dort pas. / Son corps est rigide et froid. / Moi je lis et elle, elle m’aime. / Elle meurt et je lis pour la maintenir en vie. / Il est 4 heures. / Le livre est fini, ma mère est partie. »

Une maman qui ne parle qu’arabe, en attente d’une greffe de foie dans un hôpital français, un fils qui fait du théâtre et enseigne, ou quelque chose comme cela.

Un dialogue.

Maman, « quand j’étais petit j’étais comment ? »

Acte 1, mais il n’y en a pas d’autre.

Phase terminale, journal de deuil, vie des mots.

Maroc, cercueil, date épouvantable.

« A la sortie du funérarium, Raymond, le type des pompes funèbres avec qui je fume une cigarette, me confie qu’on a bien fait de choisir l’inhumation : « Les morts de cancer long comme ta mère, on leur a fait ingurgiter tellement de produits chimiques que la crémation est très laborieuse. » »

Prière pour la défunte, paroles, condoléances.

« Je surprends l’imam en train d’envoyer un SMS, alors qu’il récite les versets divins d’une voix très assurée. Le son est impeccable. Nos regards se croisent et, discrètement, il range son smartphone dans sa djellaba. »

Tanger.

Pleurs.

Un bébé meurt.

Notes de carnet : « Tout le monde est très gentil avec moi pourtant je me sens seul. »

A l’abri de rien.

C’est le titre du premier texte de Mohamed El Khatib.

Mais je n’en reste pas là, puisque Vincenzo Sorrentino, docteur en philosophie, professeur de philosophie politique à l’université de Pérouse, a écrit Eloge de l’abandon ou le sens de la vie (traduit par Gérard Besnier), et qu’il semble avoir compris bien des choses.

Voici les titres de ses chapitres : La noir, la lumière / La pulsion mystique / Le monde que nous habitons / L’oubli / Sens et but / Amour vs volonté / Beauté, extase et partage / L’abandon / La domination et l’ « origine » de la vie / La vie sans Dieu / La lumière, le noir

Et des notes en fin de livre qui en disent long sur la vie de la bibliothèque, brassée, ouverte, dépliée dans tous les sens : Les Frères Karamazov, de Dostoïevski, Généalogie de la morale, de Nietzsche, Elégies de Duino, de Rilke, et Arendt, Merleau-Ponty, Pessoa, Heidegger, Pascal, Schopenhauer, Bataille, Descartes, Hobbes, Freud, Caillois, Adorno, Camus, Brecht, Platon, Aristote, Pasolini, Leopardi, Pétrarque…

Je lis : « Le noir est le mystère. Il est l’invérifiable, c’est-à-dire qu’il ne se laisse pas entraîner dans le camp de la vérité, à savoir le jeu du vrai et du faux. Il est la possibilité qu’il y ait au-delà de la ligne du visible irréductible aux coordonnées du monde visible ; il est la possibilité de subversion de nos vérités et des critères mêmes de distinction entre le vrai et le faux. Le noir est mystère en tant qu’espace de l’impondérable : de ses profondeurs peut, en effet, surgir l’imprévisible. En tant que tel, il est la source invisible de l’angoisse comme de l’espérance, et surtout de cette espérance qui agit contre toute évidence et toute plausibilité. »

Paul, Première Epître aux Corinthiens : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert à rien. »

A présent, je dois me préparer, l’enterrement est à 15h30.

J’espère qu’il fera beau.

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Gwenaëlle Aubry, Perséphone 2014, Mercure de France, 2015, 120 pages

Mercure de France

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Mohamed El Khatib, Finir en beauté, Pièce en un acte de décès, Les Solitaires Intempestifs, 2015, 64 pages

Les Solitaires Intempestifs

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Vincenzo Sorrentino, Eloge de l’abandon ou le sens de la vie, traduit de l’italien par Gérard Besnier, Le Pommier, 2016, 176 pages

Editions Le Pommier

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Se procurer Perséphone 2014

Se procurer Finir en beauté

Se procurer Eloge de l’abandon

 

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  1. Barbara Polla dit :

    Il faut écrire des livres maintenant Fabien…

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