Fernand Khnopff
Bruges-la-Morte, de l’écrivain symboliste belge Georges Rodenbach (1855-1898) fut l’un des livres importants de mon éveil à la littérature.
Parce que la langue est superbe et qu’y passe une femme, telle la Gradiva, marchant sur la lisière entre la vie et la mort.
Parce que la ville est ésotérique – pensons au Zénon de L’œuvre au noir, de Marguerite Yourcenar -, qu’elle est une barque, un passage, une formule alchimique pour les solitaires.
Parce que la voix du narrateur est envoûtée.
Republié aujourd’hui en Folio – on peut aussi se procurer l’édition de la collection « GF » avec photographies parue en 1998 -, c’est une grande joie ravivant des trésors de mélancolie.
Un veuf inconsolé cherche secours dans la ville splendide, errant le long des canaux, disparaissant peu à peu, lorsqu’apparaît soudain le fantôme de son aimée, un double de chair qu’il ne peut s’empêcher de suivre, de rêver, de désirer.
Le deuil produit des fantasmes, des répliques, des tableaux vivants.
La belle passante réveille l’endormi, et soulève la ville comme une chevelure.
Peut-on posséder une morte ? La possession chasse-t-elle la mort ? Qui possède qui ?
Maintenant, assez de commentaires, je note des phrases, je m’enchante.
« Les Vierges des Primitifs ont des toisons pareilles, qui descendent en frissons calmes. »
« Mais il aimait cheminer aux approches du soir et chercher des analogies à son deuil dans de solitaires canaux et d’ecclésiastiques quartiers. »
« Et dans les miroirs, il semblait qu’avec prudence il fallût en frôler d’éponges et de linges la surface claire pour ne pas effacer son visage dormant au fond. »
« Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froides de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer. »
« Et partout, sur sa tête, l’égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d’un goupillon pour quelque absoute. »
« Ah ! ce regard récupéré, sorti du néant ! Ce regard qu’il n’avait jamais cru revoir, qu’il imaginait délayé dans la terre, il le sentait maintenant sur lui, posé et doux, refleuri, recaressant. Regard venu de si loin, ressuscité de la tombe, et qui était comme celui que Lazarre a dû avoir pour Jésus. »
« Oui ! c’était elle ! Elle était danseuse ! Mais il n’y songea même pas une minute. C’était vraiment la morte descendue de la pierre de son sépulcre, c’était sa morte qui maintenant souriait là-bas, s’avançait, tendait les bras. »
« Et le trop-plein des gouttières avait beau dégouliner, le tunnel des ponts suinter des larmes froides, les peupliers du bord de l’eau frémir comme la plainte d’une frêle source inconsolable, Hugues n’entendait plus cette douleur des choses ; il ne voyait plus la ville rigide et comme emmaillotée dans les mille bandelettes de ses canaux. »
« Et tandis qu’il s’en allait chaque soir retrouver Jane, pas un éclair de remords ; ni une seule minute, le sentiment du parjure, du grand amour tombé dans la parodie, de la douleur quittée – pas même ce petit frisson qui court dans les moelles de la veuve, la première fois qu’en ses crêpes et ses cachemires elle agrafe une rose rouge. »
« Car partout les façades, au long des rues, se nuancent à l’infini : les unes sont d’un badigeon vert pâle ou des briques fanées rejointoyées de blanc ; mais, tout à côté, d’autres sont noires, fusains sévères, eaux-fortes brûlées dont les encres y remédient, compensent les tons voisins un peu clairs ; et, de l’ensemble, c’est quand même du gris qui émane, flotte, se propage au fil des murs alignés comme des quais. »
« Il y a là, par un miracle du climat, une pénétration réciproque, on ne sait quelle chimie de l’atmosphère qui neutralise les couleurs trop vives, les ramène à une unité de songe, à un amalgame de somnolence plutôt grise. »
« C’était aussi une âme pieuse, de cette foi des Flandres où subsiste un peu du catholicisme espagnol, cette foi où les scrupules et la terreur l’emportent sur la confiance et qui a plus la peur de l’Enfer que la nostalgie du Ciel. Avec pourtant un amour du décor, la sensualité des fleurs, de l’encens, des riches étoffes, qui appartient en propre à la race. C’est pourquoi l’esprit obscur de la vieille servante s’extasiait par avance aux pompes des saints offices, tandis qu’elle franchissait le pont arqué du Béguinage et pénétrait dans l’enceinte mystique. »
N’est-ce pas merveilleux ? N’a-t-on pas envie d’apprendre ces phrases par cœur et de les dire à l’oreille de nos plus aimé-e-s ?
« Les villes surtout ont ainsi une personnalité, un esprit autonome, un caractère presque extériorisé qui correspond à la joie, à l’amour nouveau, au renoncement, au veuvage. Toute cité est un état d’âme, et d’y séjourner à peine, cet état d’âme se communique, se propage à nous en un fluide qui s’inocule et qu’on incorpore avec la nuance de l’air. »
Dans Bruges la vive (Ramsay/de Cortanze, 1990), la grande Dominique Rolin écrit : « Autant le savoir tout de suite : en pays flamand, les pulsions du vent désobéissent à la logique. Il se veut arbitraire. Il se sait libre. Il règne sur du plat. Il n’oublie jamais sa sauvagerie originelle. A chaque instant il s’amuse à souffler depuis les quatre points cardinaux à la fois. Avec une vigueur désinvolte qui ne craint pas de surprendre, il anime la course un peu folle des nuages aux flancs sombres masquant ou dévoilant le soleil par intermittence. Il fait penser à quelque roue démesurée dont les rayons ont le pouvoir d’argenter, noircir ou blondir l’espace, afin d’en accentuer plus ou moins la transparence. »
Alors, rendez-vous pour un séminaire sauvage là-haut, dans le gris et les cloches d’éternité ?
Thème : « Bruges : quelques gouttes du sang du Christ sanctifiant les briques, et la littérature. »
Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, Folio, 2020, 115 pages