© Raymond Depardon / Magnum Photos
Pleurs, malades, bagarre, police, contrôle, peurs, la journée fut rude.
Vite trouver un point de repli, une paix, de la beauté au-delà désarroi, une parole fondamentale dans le vacarme du mal.
Trouver des photographies où habiter, un regard, une chaleur, un lieu.
© Raymond Depardon / Magnum Photos
Ainsi La Chambre, de Raymond Depardon, voyage paisible en trente-quatre images du côté de l’exploitation familiale de la ferme du Garet, en Saône et Loire, que les amateurs de son œuvre ont appris à connaître et reconnaître comme un pan de leur propre mémoire.
Prises en couleur, à la chambre photographique, ce lieu natal prend la valeur d’endroit iconique, si réel et tangible qu’il en devient presque onirique.
Parce que la mise à distance du visible et de l’invisible, du présent et du passé, de la terre et des hommes, est un effet d’une logique de séparation ayant gagné presque entièrement la surface de notre planète.
© Raymond Depardon / Magnum Photos
On appelle cela le diabolique, contre lequel il ne faut surtout pas se cabrer, mais lui opposer la puissance d’une vision souveraine, d’un ancrage, permettant de dévier son pouvoir de néantisation.
La chambre photographique ne discourt pas, mais produit une épaisseur de silence offrant à chaque chose la possibilité d’y déposer son aura.
Composée d’images « collées à la main uniquement sur le bord supérieur du papier et positionné dans une cuvette marquée à sec identique au format du négatif original » (les éditions Atelier EXB), La Chambre est un ouvrage superbe et précieux, qu’il faut acquérir comme on choisit soigneusement un tirage dans une galerie, ou un tableau.
© Raymond Depardon / Magnum Photos
Un livre nous offrant, à l’échelle 1, du temps, trente-quatre fragments de l’histoire rurale française, de la paysannerie qui n’était en rien l’agriculture dominante d’aujourd’hui, encore pire l’agrobusiness, avec ses graphiques, ses ordinateurs, ses taux de rentabilité par parcelle.
Non des chiffres mirobolants mais la modestie d’une vie au rythme des saisons, accordée à la mesure des moissons.
Nous sommes en 1982, au cours de la mission photographique de la DATAR.
© Raymond Depardon / Magnum Photos
La lumière est forte, mais sans cruauté, fécondité plutôt qu’accablement.
Des seuils, des portes, des limites : on entre dans la ferme du Garet sur la pointe des pieds, un peu gêné de ne pas être toujours si pudique et vrai que les pièces défilant ici.
Un broc, un crucifix, une console de cheminée.
Une table en bois, une photo du père punaisée sur le papier peint à fleurs, une petite sculpture d’une Vierge à l’enfant.
© Raymond Depardon / Magnum Photos
L’électricité n’est pas aux normes, mais quelle importance ?
La télé est encore un gros œil martien, plus drôle et enfantine qu’inquiétante.
La cuisinière au charbon est la même que celle de mon arrière-grand-père de Calais, qui vivait chez les déshérités, rue d’Alger, dans le quartier du Fort Nieulay, et avait gardé les chevaux durant la Première Guerre mondiale.
Le carrelage pourrait être d’une village patricienne dans le Latium.
Un chauffe-eau, une nappe en plastique, des rideaux ajourés.
© Raymond Depardon / Magnum Photos
Des escaliers en pierre, des planches pourries donnant sur un sous-sol, des cagettes où contenir la récolte.
Une chaise à bébé en bois dans une remise.
La Chambre pourrait être un livre nostalgique, mais surtout pas, c’est une puissance de proposition pour une époque en perte de repères.
Une mémoire disponible.
Des vaches nous regardent à travers le temps, belles et étonnées : nous sommes devenus des aliens.
Raymond Depardon a photographié de profil sa mère, visage flou, fantomatique.
C’est aussi cela la photographie, le moderne art de l’embaumement.
Raymond Depardon, La Chambre, texte Jacques Rancière, ouvrage dessiné par Raymond Depardon et Coline Aguettaz avec la complicité de Jordan Alves pour l’édition et de Charlotte Debiolles pour la fabrication, Atelier EXB, 2020, 84 pages, 34 photographies couleur collées à la main – 500 exemplaires numérotés et signés par l’artiste