Je connais très mal les artistes luxembourgeois, hormis l’exceptionnel Yvon Lambert, photographe dont le nom m’a été transmis par Bernard Plossu.
Avant la publication par la revue Les Moments littéraires (Gilbert Moreau) d’un numéro sur les diaristes du Grand-Duché, les éditions Bruno Doucey nous invitent à découvrir 22 poètes du Luxembourg en une anthologie conçue par l’auteur francophone Jean Portante, intitulée Lignes de partage.
Il importe d’abord de citer les noms (tous sont en vie) : Ulrike Bail, Serge Basso de March, Guy Helminger, Nico Helminger, Emile Hemmen, Pierre Joris, Anise Koltz, Anna Leader, Carla Lucarelli, Tom Nisse, Jean Portante, Tom Reisen, Léon Rinaldetti, Nathalie Ronvaux, Lambert Schlechter, Elise Schmit, André Simoncini, Michèle Thoma, Florent Toniello, Hélène Tyrtoff, Luc van der Bossche, René Welter.
Au Luxembourg, on écrit en français, en allemand, en luxembourgeois, et même en anglais, L’épopée de Yolanda, composée par le frère Hermann von Veldenz en 1290 en francique mosellan étant considérée comme acte de naissance de la poésie nationale luxembourgeoise.
La bonne santé financière du pays cache bien souvent celle de ses écrivains – las ! – aux identités multiples.
Je ne dégagerai pas ici de grands thèmes, ne ferai pas de regroupements hasardeux, ne chercherai pas à circonscrire grossièrement la poésie contemporaine luxembourgeoise à partir de ces vingt-deux auteurs, mais ferai simplement entendre des voix, des vers, celles et ceux qui me touchent.
Guy Helminger (né en 1953), romancier, dramaturge et poète, récipiendaire en 2008 du prix national Batty Weber – dont remarquera ici l’art de l’enjambement : « Depuis quelques temps je constate parmi mes / semblables une sensibilité accrue // pour les épaississeurs de sauces A part ça / les conversations tournent autour des circuits // financiers des conseillers fiscaux ou de l’amour / l’attention spatulée sur les parois // des mansardes Mes semblables sont difficiles à déplacer / Ma femme et moi parlons poliment // avec des plans de ville les plions et froissons / mais leur fibre est résistante et // ils changent rarement Même l’idée d’un / automne sans souffleurs de feuilles ne trouve aucune // approbation Ma voix en revanche a pris / maintenant la forme d’un conteneur à verre // pour stocker les différences et / contrer l’envie conciliante de la dialectique // A la façade s’adosse la charrette à bras de / la vie et regarde vers la Chine » (poème Attitude)
Pierre Joris (né en 1946), traducteur de Paul Celan, vivant aujourd’hui à New York, également récipiendaire en 2020 du prix national Batty Weber : « alors le monde touche à sa fin ? / cela me concerne & ne me concerne pas // je suis tout yeux pour les nouvelles feuilles / sur les hêtres dehors. »
Du même (mon préféré), le poème Triggernometrie de La Trinité : « Et le Seigneur, après s’être reposé de ses travaux, s’est assis, / a regardé autour de Lui et a vu comment Ses créatures avaient / bousillé / Sa création, Il a levé la main et S’est tiré une balle dans la tête. / C’est ainsi que le Troisième Œil a vu le jour. »
Anna Leader (née en 1996 aux Etats-Unis) : « Quelles leçons pouvons-nous tirer des leçons des autres ? / La cloche sonne et je n’ai rien offert d’utile. / Tout ce que je peux faire, c’est ce que fait un enseignant d’école primaire : // leur aire signe alors qu’ils pédalent follement, en souriant, / et essayer de ne pas imaginer au coin de la rue / le cri et le crissement du sang. »
Jean Portante (né en 1950 de parents italiens), prix Mallarmé 2003 pour son livre L’étrange langue, prix national Batty Weber 2011 : « Avec toutes ces lucioles / dans ta chevelure / clignotants d’un été qui finit / tu ressembles à une / collectionneuse d’obscurités. // Personne dans tes yeux / ne fera tomber / les fruits de l’ombre / ah si tu nageais / à contre-courant / épaules à peine visibles / ah si tu tendais les mains / vers un tronc moins mutilé / tu verrais l’eau / se voiler de lune. »
Nathalie Ronvaux (née en 1977), metteur en scène, poète écrivant en français : « Lorsque Dieu / frappera à ma porte / ma main / s’écroulera // Les amis possèdent un double des clefs »
Lambert Schkechter (né en 1941), prix national Batty Weber 2014 : « dans un fauteuil qui s’effiloche / sous un abat-jour roussi / je relis quelques pages surannées / sur ton joli con de fée // où va le sourire qui s’éteint ? / où tombe le regard quand il se brise ? / les clous sur la paroi de torchis / n’accueilleront plus aucun souvenir. »
Et cette prose : « Dans les successives mansardes où j’habitais, il faisait en général trop chaud ou trop froid, sauf peut-être quelques semaines autour du mois d’avril et quelques semaines autour du mois de septembre, j’ai loué quarante ou cinquante mansardes, depuis ma quatorzième année, je préfère celles qui ont au moins deux fenêtres, ou une fenêtre et une lucarne, mais je hais ça, quand une mansarde n’a juste qu’une lucarne, ou même deux, en fait je hais les lucarnes, souvent j’ai pu avoir une vue sur les montagnes, et j’avais une préférence pour les montagnes enneigées, dès tôt le matin je me mettais en devoir, encore tout nu, d’aller à ma fenêtre contempler la neige, éternelle neige qui date de la dernière glaciation à la fin du Pléistocène, cette ère glaciaire qui a duré quelques 100 000 ans, et a vu s’éteindre Néandertal, et je précisais que j’avais égaré, non pas mon petit Liré mais mon gros Littré, oublié sans doute dans ma mansarde biennoise, ou peut-être bernoise, je précisais aussi que l’indigotier est d’une part une plante légumineuse assez touffue à tige ligneuse et ramifiée dès son origine, et d’autre part l’ouvrier qui fait couler l’eau chargée de la fécule colorante de ladite plante dans un reposoir ou diablotin, pour que la fécule s’agglomère et se rasseye, depuis la fin de la glaciation, nous vivons au Holocène, la toujours même petite nappe que je pose sur chaque table de chaque mansarde, dès que j’emménage, a ma couleur préférée : l’indigo. »
Elise Schmidt née en 1982, s’exprimant en allemand et s’essayant au luxembourgeois : « il t’arrive de temps à autre comme une espèce de novembre / tu te dis, c’est fini, la chose s’arrête et c’est tout. beaucoup s’en faut / puisque que quelque chose pourrit encore sous le karst et mûrit vers de nouvelles fleurs // il t’arrive peut-être aussi de te sentir comme en plein février, / l’écriture / tessons de froid, gribouillis de couronne d’arbres, une structure nue / de l’échafaudage pour plus tard, quand ce sera vert : on l’a en partie dans la main. » (poème à toute fin un début)
André Simoncini (né en 1946), galeriste, éditeur, poète de langue française : « Dans le magma incendiaire / De la démesure humaine / L’attente se crevasse / L’haleine se momifie / Les pupilles s’immolent // Obscurantisme boueux / D’une pétrification cauchemardesque / Livrée au témoignage ébouriffé / De l’ordonnancement cynique / Du cimetière de l’outrage » (voilà qui est dit, non ?)
Michèle Thoma (née en 1951), résidant à Vienne et écrivant en allemand : « J’en fume / une pour toi / sur ta croix / dans la minuit / de Noël. / Dans un lit / un homme boit / sans moi. / Veille sur lui. / Je t’en prie. » (poème Une pour toi)
Hélène Tyrtoff (née en 1964), auteur du recueil en français Corps expéditionnaire (2011) : « dévivre t’avait pris / d’où te jeter / pour te reprendre »
René Welter (né en 1952), rédacteur en chef de la revue Estuaires de 1986 à 2002 : « debout / encore // serait / de trop * masse / de chair // déchiquetée / en lambeaux // pantelante trouée // retournée / souffrante * silencieuse / la tête / / presque / à terre // mais / relevée (sur deux bronzes de Zouhair Dabbagh)
Mais, au fait, qui était Barry Weber (1860-1940) ? Un écrivain et journaliste influent dont le sens de l’humour et le maniement de l’ironie incarnent bien l’identité luxembourgeoise.
Lignes de partage, 22 poètes du Luxembourg, anthologie établie par Jean Portante, Editions Bruno Doucey, 2021, 268 pages