« Sanglant et nu, / de sang brûlé, / nudité folle ; / tandis que la mer se tait. »
Se présentant sous la forme d’un très élégant monolithe noir, Devenir Noir, de Donatien Garnier, est un défi typographique relevé avec brio par Franck Tallon.
Il s’agit d’un triple livre en un – à lire l’endroit, à l’envers, et sur le côté – dont le principe est celui des dynamiques de saturation et de décodage.
« Où ce n’est que saisir, / sans esquive, / dans la jubilation d’être au plus / près du monde. »
Les ouvrages, Devenir Noir et Noir Devenir – imprimés l’un dans l’autre, l’un dans les interlignes de l’autre – sont imbriqués, enchevêtrés, à la façon de brins d’ADN encodant le poème-tatouage inséré entre eux (livre trois).
Conçu sur le modèle des catalogues thématiques bon marché édités pour tatoueur, ADN est composé de vingt-six calques contenant des poèmes encrés et leur position sur le corps d’Alban Zwarte (double physique de l’auteur), photographe de guerre ayant tenté de vaincre son trauma en se faisant tatouer un poème à l’endroit de sa blessure, son corps se couvrant progressivement de textes jusqu’à devenir noir.
« Entre les barreaux du derrick, / la poix fossile transmute en / torche eurodollars / un photogramme de maquisard / nubile. »
S’élabore ainsi une œuvre complexe, adressée sous la forme d’une lettre par un père de cinquante ans à ses enfants l’ayant peu connu, questionnant par la pratique du tatouage le corps-livre et le rôle de l’esclavage dans l’émergence du capitalisme.
Quelle quantité d’encre faut-il pour recouvrir, au millilitre près, un corps ?
« Flash ! / Un voile Soulages descend / devant la rétine / obstrue / le nez les oreilles, envahit / la bouche, latex atroce, / jusqu’à l’extrême viscère. »
Devenir Noir propose une érotique textuelle sur fond de réécriture autobiographique, et d’aveu douloureux
Un père absent aimant les femmes, un nomade en quête de virginité, d’absolu, de renouveau.
« Demain, hier, l’atoll sombre. / Sans dialyse, l’humus kava / n’enfante plus de racines. / Marées – géantes – au revers de l’obscène. »
Les tatouages prennent la parole, libèrent un flux verbal halluciné, des visions fantastiques, des ruissellements de sens incontrôlables
Le pétrole, le mal, la folie.
« Quelle parenté du mâle / croisée dans / l’X chromosome / l’X ligament muscle, / à dénouer quotidiennement / l’hypercambrure L5 ? »
Quelque chose de Joseph Conrad au Congo.
Au cœur des Ténèbres.
« Ce sont des reines farcies / de chlore, / d’hosties Monsanto ; / belladones, gonflées à l’hélium ; / et qui attendent la balle / sur l’estrade. »
Le temps explose, les corps chutent, Moby Dick est insaisissable.
Devenir Noir a la fièvre, des insomnies, écrit pour ne pas se noyer, et photographie à travers son coma – à la façon, peut-être, d’Antoine d’Agata.
« Du pointu de ta langue-téton / attache le masque vaudou / blanc à tresses blondes ; / et trie le sucre / de tes doigts d’insuline. »
La piste est défoncée, mais aussi le voyageur en fuite.
Devenir Noir chante l’époque, l’enfer des Informations, les nettoyages ethniques, le massacre des innocents, les empoisonnements.
« Pigment de lave (froide) / transfuge sonore d’un secret / révélé au dévers de la / vertèbre 23 : l’astre d’ébène / agrégeant l’infini finitude / de toute matière. »
Cicatrices, éclipses, carré noir.
L’homme photosensible a le membre dressé, y a-t-il une sagesse dans la traversée des égarements ?
Le photomontage textuel perce le tabou d’une histoire familiale compromise dans la traite négrière et son Noir Devenir.
Ce livre-objet est un objet-livre lancé sur la planète éditoriale comme un astre négatif incandescent.
Le devenir-noir nouveau concept deleuzien ?
Donatien Garnier, Devenir Noir, graphisme de Franck Tallon, fabrication Eric Guglielmi, édition Céline Pévrier, en collaboration avec Angélique Joyau, Sun/Sun éditions, 2021, 156 pages